c’était Juliette
suite autobiographique


Non, je ne me plains pas. Je suis pas du genre plaignoteur, ou dites moi le contraire. Et ne pas me dire non plus que j'exagère, c'est ailleurs, et cette fracture il me semble que je l'explore depuis toujours. On saisit une fibre de soi, on la tire comme par un élastique, on la sort du contexte où elle vibre dans la pâte ordinaire des autres, et celle qu'on a tirée on l'examine dans une vibration où elle prend résonance. Il y a une base sûre de l'expérience personnelle mais amplifiée, avec de la distorsion (en musique, j'aime la distorsion), et ce qui se révèle par cette résonance toute fictive, artificielle même, vous en apprend en retour sur vous-même. La fiction sert à cela, et sur la base sûre de l'expérience traversée, c'est elle seule qui donne à lire. Donc n'est pas fiction que c'était ma première venue dans l'âpre Besançon. C'était bien sûr aux Sandales d'Empédocle, de Besançon je ne connais que les Sandales d'Empédocle, et nous avions lu avec Kasper Toeplitz, basse et voix, dans une minuscule salle où trente personnes tenaient à peine, presque attenante à la librairie. Après on était revenu avec tous les gens à la librairie, et la discussion s'était prolongée longtemps. Les souvenirs vous reviennent ainsi brusquement. Parce que dans quelques semaines je dois revenir à Besançon, que ces jours-ci il fallait établir les programmes, les formulations (non pas {lectures musicales}, mais {lecture performance} merci, j'y tiens, pour notre Rabelais avec Pifarély et ce {tumulte} le lendemain) et puis, sortant du métro à Châtelet, dans le dernier couloir avant l'escalier de ciment, lesté bien sûr du sac noir de mon ordinateur, sa photo à elle, Juliette, en au moins deux mètres de haut, noir et blanc, maquillée, grosses lunettes et dans les cheveux cette étrange fleur en tissu très kitsch. Je n'ai jamais entendu Juliette en concert. Je l'ai entendue parfois à la radio. Ce n'est pas ce que je cherche en musique, mais des artistes peuvent à distance vous inspirer respect. On s'en tient là et ce n'est pas grave. Donc on était à Besançon, on avait lu avec Kasper, et puis ça s'était prolongé à la librairie, maintenant on avait faim. Je ne sais pas si on avait faim, mais toujours dans ces cas-là on va manger. Il n'y a pas, en province, des dizaines d'endroits qui ouvrent tard. Je les connais à Nancy, à Clermont-Ferrand, à Orléans, à Nantes et dans bien d'autres villes. Après une lecture, ou après un atelier d'écriture je sais, dans l'intérieur de moi-même, cet effondrement provisoire. Tout ce qu'on avait appelé, tout ce qu'on avait convoqué, a été dépensé ou bien part à distance de vous-même. On est fragile, on se sent vulnérable. Si on va manger, c'est qu'on ne supporterait pas l'hôtel seul, ou bien qu'on sait comment, tout à l'heure, on passera des heures à nouveau dans l'insomnie (mais de cela non plus on ne se plaint pas, ce n'est pas geindre : on doit beaucoup à ces heures, on doit à cette vulnérabilité même), on s'obstinera à quelques heures d'improbable connexion payante, on dormira le lendemain dans le train. Nous étions dans un minuscule restaurant dont je n'ai pas d'autre souvenir que l'étrange décoration baroque : des images années folles, une profusion inutile, des dentelles. De ce que nous avons mangé, je ne me souviens pas. De qui partageait ce repas avec la libraire, Kasper et moi, je ne me souviens pas. Mais de la dizaine de tables de la petite salle, une seule autre table était occupée. Elle, je n'avais jamais entendu parler d'elle : c'est l'année suivante, qu'elle commencerait d'être connue. Elle avait dû jouer quelque part, avec son piano, et elle aussi on l'emmenait manger. Deux personnes étaient avec elle, deux hommes et sans comprendre ce qu'ils se racontaient on percevait bien que c'était conversation de politesse. Nous n'avons pas rapproché nos tables. Elle de son côté, Kasper et moi du mien, nous étions des invités. C'était pour moi une mise en abîme terrible : artiste en tournée, voilà ce que nous étions. Les projecteurs, des bravos, et puis ensuite ça. Artiste dans la solitude, chacun son public et ça ne se croisait pas, ça ne s'ajoutait pas et puis la ville vous tourne le dos, avant l'hôtel on vous emmenait dîner et à Besançon tard le soir c'est là qu'on dînait. La librairie des Sandales d'Empédocle est pour nous auteurs un rendez-vous important, c'était déjà le cas à l'époque, ça l'est encore : on a une douzaine de ces librairies, tout autour du pays, qui avec le temps sont presque une famille. La rencontre s'était bien passée. La lecture on avait transpiré, avec Kasper on s'entendait bien et il avait apporté cette basse fretless dont j'aime tant le son. On avait des choses à se dire : nous les auteurs on se succède sans arrêt dans ces librairies amies, qui deviennent comme un réseau d'échange de nouvelles, c'est toujours le cas. Mais ce miroir. J'étais elle, ce désarroi. Elle de profil, avec les deux personnes qui lui offraient son repas. Je l'ai scrutée beaucoup, j'y voyais tout un roman de Balzac, un portrait d'artiste comme on les trouve chez Tchékhov ou Henry James. J'ai porté cette image très fixe, je la porte encore nettement, quand le reste s'est éloigné. Cette fille avait d'ailleurs une incroyable manière de s'habiller. Elle aussi je crois qu'elle avait perçu cette gémellité, ces regards. On s'est dit au revoir de loin quand on est partis. Elle a fait l'artiste, celle qui s'imagine qu'on la reconnaît : mais peut-être parce que cette fille, les chansons qu'elle fait parlent aussi de ça, ça exactement. Je l'ai reconnue dès qu'elle a eu des affiches à Paris, et son disque dans les bacs. Dans quelques semaines, à nouveau je dînerai un soir tard, à Besançon, je ne sais pas s'il y aura, à la table d'en face, de profil, Juliette Noureddine. ----
[à visiter->http://www.juliettenoureddine.com/], en hommage

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 23 septembre 2005
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