une usine bien moderne
vie des gens


On arrive en voiture le matin à 6 heures si on est de l'équipe du matin, on arrive en voiture l'après-midi à 14 heures si on est de l'équipe d'après-midi. On travaille là depuis longtemps. On a un self-service pour la pause. L'usine est au bon endroit : on est à la campagne, il y a de l'air. Les types qui travaillent derrière, à l'enfouissement, je ne dis pas: sur les engins, à rogner dans l'argile et le calcaire, chaud l'été, froid l'hiver, et si souvent la pluie, chez nous, si souvent la pluie. J'aime bien le grand volume, où sont les fours. C'est si haut, on y volerait en avion, dans l'intérieur du bâtiment. Souvent, je pense que c'est un théâtre, avec sa scène et ses coulisses, les spectateurs qu'on pourrait avoir : et la pièce ne serait pas compliquée. Nous, qui on est, comment on vit, voilà. On viendrait avec nos familles. On dirait les trucs à quoi on rêve, les trucs qui nous mettent en colère, ce qu'on fait quand on est seul, on décrirait aussi une journée, ici, une journée normale, à qui on parle, comment on travaille. Elle n'est pas si connue, notre usine. Au-dessus passent les avions : je me demande ce qu'ils en comprennent, les gens qui nous voient depuis les avions (puisque déjà ils descendent vers Roissy, d'ailleurs les copains des lotissements autour s'en plaignent). Je me dis que la nuit, l'usine éclairée, ça doit faire un beau bateau, dans cette campagne vide. Evidemment, de ce qui se passe au-dedans ils ne doivent pas en savoir beaucoup. Ni ce qu'on fait, le tri rotatif, le traitement et les chimies : pas de honte à s'occuper de ça.
C'est une usine ultra moderne, et autour : des champs labourés, la vie comme elle est de toujours. Aucun rebut, ils disent. On enterre. Et pour le reste, ni fumée ni eau : tout en circuit fermé. - Et nous aussi, alors, on demande, pour rire ? Le matin, quand je laisse la voiture sur le parking, que je rejoins le vestiaire, qu'on respire le brouillard, ou qu'on se dit que c'est bien vrai, que la pluie n'est pas la même selon les saisons, à la campagne, je me dis que c'est un grand bonheur, un bonheur tranquille en fait. Je reconnais le bruit aussi : ça ronfle toujours, une usine. Et forcément, vu ce qu'on fait, un peu d'odeur: nous on ne la sent plus. Et on se douche, on est propre, on a une prime. Il y a longtemps qu'ils n'ont pas embauché de nouveaux. Alors évidemment on est un peu entre nous, on se connaît. Quand on a commencé, on était plus, on parlait plus fort, on travaillait plus vite, on s'amusait plus. Ceux qui sont partis n'ont pas été remplacés : c'est sans doute à cause de ça, le silence en plus. A cause de ça, qu'on traîne, enfin un peu, juste un peu. On en parle, à la maison, des fois : toi et ton travail. Ce n'est pas que je veux pas voir ce qui se passe autour, non. Les problèmes, je les assume. Les gosses, je sais ce qu'ils font, où et comment. Je veux le temps de réfléchir, je dis. Moi c'est au boulot que je réfléchis. Parce qu'on a le temps, sûr, vu les huit heures qu'on y passe. Mais c'est le bâtiment, aussi, sa taille. Et puis que cela vous protège, l'usine. On a cela autour de soi, alors oui, on pense, on sait ce qu'on lui dira, au gosse, en rentrant. Même si c'est plus difficile, en sortant. Et que quelquefois non, on ne le dit pas. - J'en ai parlé aux copains, ce midi, je fais, comme si ça expliquait quelque chose, comme si ça réglait quelque chose. Le vieux copain, mort l'an dernier, cancer, il disait ça : on voit bien assez du monde, à s'occuper de ce qu'on s'occupe. Nous ça ne nous a pas trop rassuré. Paraît que des cancers ils en avaient eu dans sa famille avant. Comme on dit dans l'usine, on ne respire pas que du bonheur, ici. N'empêche : incroyable ce qu'on arrive à faire, avec le progrès. Même pas trois usines comme ça, pour une des plus grandes villes du monde. Zéro rebut, aucun rejet. Un modèle, ils disent.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 octobre 2005
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