se débarrasser de l’ombre
anticipations, série

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ou un autreTumulte au hasard  : murs de papier

On avait grandement évolué : on avait gagné sur la transparence des corps. C'était bien mieux pour le médical : à force de travailler sur l'image numérique, la résonance magnétique, les scanners, et ces gènes d'animaux transparents comme la méduse, ou certaines à fluorescences (une première fois on avait réalisé une souris fluorescente, ensuite c'était allé très vite), et sur la base des premiers volontaires, d'abord dans les pays les plus avancés, mais ensuite tous les autres, on se présentait ainsi dans cette translucidité qui donnait, du moins le trouvait-on, tant d'art aussi à l'expression des visages, à des formes épurées des muscles, l'attention qu'on portait désormais au mouvement. On s'habillait en fonction de cette qualité nouvelle, on apprenait à connaître l'autre aussi par ce qu'on devinait de sa composition mentale, ses qualités particulières devinées dans l'impalpable puisque, évidemment, il ne s'agissait pas d'une transparence parfaite, ni de s'être mis à ressembler d'un coup à une planche d'anatomie plastifiée. Reste que la question de l'ombre s'était trouvée progressivement posée. Par l'évolution de ces techniques du corps, on distinguait bien ce que chacun, autour de lui, pas seulement en arrière ou pas seulement par effet de lumière, mais plutôt comme focalisé, pour certains devant eux, dans la relation qu'ils établissaient à l'autre, pour certains de côté, comme une éternelle tache à gauche, ou ce tapis qu'ils semblaient traîner alors aux souliers, l'effet d'ombre de chacun était donc symétriquement devenu perceptible, opaque ou concret. On ne comprenait pas encore les raisons physiologiques de ce phénomène. On disait simplement qu'il était ancien, existait déjà du temps de l'opacité première des corps, de la peau comme on la voyait chez les anciens peintres ou photographes. Simplement, alors, on ne pouvait pas s'en rendre compte, cela faisait partie de l'obscurité globale qui les environnait. On savait que cette ombre s'épaississait avec la vie, s'augmentait des coups durs, de l'usure et des fatigues, qu'elle s'opacifiait selon la façon qu'on avait de se comporter. Elle n'était pas le gage d'une incapacité, souvent bien au contraire : on citait des puissants, des capitaines d'industrie, mais aussi des artistes, pour lesquels la qualité d'ombre était incomparablement plus compacte que pour beaucoup de ceux qu'on croisait dans les fonctions les plus nécessaires et habituelles, enseignants, marchands de pain, gens de santé. On apprenait à travailler avec l'ombre. On avait désormais des spécialistes de l'ombre. Vous appreniez progressivement à l'orienter, la contenir, la restreindre. On savait que, pour d'aucuns, c'était tâche vitale : l'ombre traversant le corps, enveloppant le cerveau, et on retrouvait vite les anciens comportements de violence, le mépris des autres et toute cette rugosité, cette impolitesse qui avait été le propre de l'espèce avant les nouvelles techniques. Ceux qui s'intitulaient les porteurs d'ombre savaient venir au devant de vous et en jouer : en tirer des effets comme autrefois faisaient (on connaît tous ces archives) les saltimbanques et les équilibristes. C'était difficile. L'ombre était douée d'éclats électriques. L'ombre, lorsque vous preniez du risque avec elle, pouvait vous avaler : on respectait ces hommes et ces femmes, dont l'ombre était plus opaque, ou traversée d'électricité. Ils auraient, dans les temps plus anciens, été cinéastes, ou écrivains. L'ombre portait des fictions et des histoires, celles que nous avions laissées en arrière. Dans les quartiers interdits des villes, et dans quelques zones reculées des anciens pays industriels, où les barrières désormais nous prévenaient de ne pas entrer, on disait qu'ils pratiquaient encore cet art des histoires, que la parole connaissait l'ombre, n'avait pas atteint à cette transparence que veut le savoir, et qui représentait notre meilleure conquête. Ces zones progressivement disparaissaient, et quand on les savait inhabitées, on les traitait elles aussi par la revitalisation qui avait été si longtemps le combat et le mot d'ordre : puisque c'est ainsi que nous avions pu survivre. On espérait un jour se débarrasser complètement de l'ombre.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 octobre 2005
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