l’hiver du Général Lafayette
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ou un autreTumulte au hasard  : ombres transparentes

C'était une chambre rue Lafayette, et je saurais facilement retrouver le numéro. Une chambre au sixième étage. J'étais arrivé en novembre 1977, et le locataire officiel c'était mon copain Blédine (son surnom). On avait partagé près de deux ans ce deux pièces à Angers, nos deux lits dans la même chambre, on était quasi frères. Il ne s'agissait que de m'héberger quelques nuits, le temps que je trouve moi-même une chambre. Les quelques nuits ça a duré en fait près de cinq mois, tout cet hiver-là. Pourquoi. Et pourtant cohabiter devenu bien plus difficile. Il fallait grimper jusqu'au sixième étage. Je m'amusais de l'escalier et de ses moquettes qui changeaient hiérarchiquement chaque deux étages, et puis du cinquième au sixième ça devenait vraiment une sorte d'échelle de meunier. Il y avait la petite pièce à gauche dont je crois que le lit de Blédine l'occupait entièrement, un chiotte douche lavabo droit devant sous vasistas, et cette pièce en mansarde à droite avec évier pour la cuisine, donnant d'immensément haut à pic sur la rue Lafayette en sens unique, drainant ses voitures depuis la gare de l'Est vers Opéra sans interruption notable jour ou nuit. Et ce n'était pas encore une époque à double vitrage. Moi je dormais de ce côté. Je n'ai pas tant de souvenirs. J'arrivais à Paris pour travailler, toutes mes possessions dans un vague sac de sport plus un accordéon diatonique, et du boulot j'en ai trouvé dès le lendemain matin via les boîtes d'intérim de la rue de Provence (il y avait toute une suite de boîtes d'intérim rue de Provence) mais ce côté-là de la vie je l'ai déjà raconté ailleurs, alors le temps s'est engouffré : je cherchais une piaule sans chercher, il fallait des bulletins de salaire, et si possible des bulletins de salaire sur trois mois quand on est en intérim, je faisais des heures sups, pas question de dire non aux heures sups alors chercher ça aurait été quand et puis Blédine non, il ne pouvait pas me mettre dehors. Peut-être qu'on était aussi curieux l'un que l'autre du fait qu'on n'arrivait pas à reconstituer ce qu'on partageait d'emblée à Angers dans cette petite rue de la Doutre, que ça nous faisait mal à chacun : on ne s'était quasi pas vus depuis six mois, on avait eu chacun de son côté des expériences de vie pas forcément maîtrisées qui nous replaçaient l'un face à l'autre, d'ailleurs dans nos deux chambres différentes, à des endroits qu'on ne comprenait pas de nous-mêmes alors on essayait. Par exemple, puisqu'on n'arrivait pas à parler, qu'il y avait même entre nous des moments d'humeur, parce que cette piaule était dans ce sixième impossible, parce qu'elle était mal chauffée, que la rue depuis tout en bas faisait un ronflement perpétuel, qu'on avait chacun, lui je crois vers Gennevilliers ou Asnières et moi à Vitry-sur-Seine des univers qui ne se joignaient en rien, on descendait au Général Lafayette, on commandait des bières et voilà : le Général Lafayette jusqu'à plus d'heures devenait une sorte de base de discussion à moins de rester là sans rien dire plutôt que remonter à la piaule, on avait de l'argent autant le boire. Et je me souviens de Hamid l'ami algérien qui nous rejoignait quelquefois, ça augmentait les soucoupes : on dînait là, d'un sandwich et de cacahuètes. Dans ces cinq mois il y a eu des phases. Par exemple la liaison de Blédine et de L., alors forcément il disparaissait le week-end entier et dans la semaine il dormait plus, moi je rentrais sans faire de bruit et le dimanche je prenais mes aises. Bon, disons que ça s'est vite compliqué. Il y a eu quand même les conférences de l'Université Nouvelle, je crois que ça s'appelait comme ça. Les pros du marxisme, les têtes chercheuses, planchaient deux soirs par semaine, lui Blédine s'astreignait à être à toutes, moi forcément je l'ai accompagné plusieurs fois mais là aussi, c'est vers autre chose que je basculais. J'allais dire que j'avais acheté un cahier. Non, à l'instant me revient que lui-même m'avait rapporté de la filiale énergie EDF où il avait ce boulot vers Gennevilliers ou Asnières un cahier grand format deux cents pages rouges, pour que je prenne des notes à l'Université Nouvelle. Et que c'est dans ces conférences, je revois la lumière électrique de l'amphithéâtre, je revois une silhouette assise parlant d'un ton régulier, que je me suis mis à remplir ce cahier, ce qui daterait mon premier cahier de décembre 1977. Plus tard, printemps 1978, j'ai mon premier chantier à la SEP Vernon, dans l'Eure : train à Saint-Lazare très tôt, et puis là-bas la voiture de location qu'on laissait sur place (puisque je nous revois au vendredi soir revenant à quatre en voiture, la déposant à l'agence de Neuilly je crois), et qu'à Vernon je tiens de façon régulière les cahiers dont la suite sera numérotée. Ce cahier rouge j'ai dû le détruire très tôt. J'écrivais aussi beaucoup de lettres, tout ça je ne pouvais le garder derrière moi. Aujourd'hui je serais curieux de le rouvrir. Peut-être il ne serait pas si différent de ce rythme d'écriture que ce soir, pour parler de la chambre rue Lafayette, je retrouve sous la main comme j'imagine que je retrouverais ces machines à souder si j'avais encore à m'en servir. Probablement que j'y décortiquais de ces affaires qui requièrent le silence de l'ordre privé, combinaisons, séparations, l'histoire de Blédine avec L. et ce qui moi m'avait amené à Paris ou plutôt fait fuir vers Paris avec mon sac de sport et mon accordéon diatonique. Cet hiver-là, je le sais à cause de la chambre, j'ai commencé par relire Balzac : j'ai acheté mes propres Balzac, c'était d'occasion, tome à tome, le Seuil collection l'Intégrale que j'ai encore (même si depuis j'ai aussi les Pléiade), et que Balzac m'a fait grand bien. Donc Blédine, son histoire avec L. et puis plus L., et puis d'ailleurs une autre L., même initiale mais pas le même prénom, mais j'avais déjà ma chambre, au 47 rue de Trévise, la chambre rien qu'à moi et c'est moi qui le dimanche allait voir L., la première donc avec Blédine tout devenu infiniment compliqué et il est parti en Afrique, fin. De quoi se souvient-on qui concerne une chambre ? De ces heures d'hiver, prendre le train très tôt, ou le métro pour Vitry (je changeait à Jussieu, puis Austerlitz), et quand je revenais le soir il y avait cet écrasement, et déjà la nuit. Et le sandwich au Général Lafayette et tant de bières, en tout cas bien trop, et puis que j'avais commencé d'acheter mes propres livres, et d'abord Balzac, et très vite aussi de la poésie : c'est Blédine bien sûr qui m'avait fait découvrir la librairie Action Poétique rue Saint-André des Arts et j'y retournais seul, j'y retournais tous les samedis matins, tout avait commencé enfin. Mais ce cahier rouge : le seul souvenir, cette magie du temps, le soir, avec la parole du bonhomme qui nous parlait capitalisme monopoliste d'état et que ça devait être très intéressant, Blédine à deux ou trois places de moi et qui écoutait sérieusement, et que moi pendant ces deux heures j'écrivais, j'écrivais parfois en continu et de ce qui s'est écrit cet hiver-là avant les cahiers numérotés qui, sûr de sûr, avaient commencé au printemps suivant, donc au moment de mon déménagement de la rue Lafayette, bientôt le départ de Blédine pour l'Afrique, aucun souvenir : rien de rien.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 25 octobre 2005
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