la question du bouc
sur l'étymologie du mot tragédie

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ou un autreTumulte au hasard  : scène de rue avec reflet

« Les têtes étaient farcies de foutaises. » Le grand écrivain, voilà le genre de choses qu'il nous laissait, et à nous de nous débrouiller avec. Et puis : « Les idées, comme des boucs, dressées les unes contre les autres. » J'avais alors voulu lui parler de la tragédie. La tragédie, voilà ce qui m'intéressait. On connaît le dénouement, mais c'est l'espace compressé du chant, dans l'architecture éclatée qui mène - très rigoureusement - à ce dénouement, qui est à la fois la force et l'obéissance du poème. J'ait dit : « Et votre explication à vous, si l'étymologie de {tragédie} c'est le chant du bouc, en tout cas que {tragos} c'est le bouc et qu'on n'a jamais compris ce que le bouc venait faire là dans le poème ? C'est marrant, j'avais dit, que vous parliez vous aussi des boucs, pour les idées... » Je me souviens qu'il avait fait silence. D'ailleurs, c'était rare que je parle aussi longtemps. Je venais le voir régulièrement, mais pour écouter. Il me lisait des textes, je n'aurais pas osé lui lire ce que j'ébauchais, comme je pouvais, dans mes cahiers et puis avec cette première machine à écrire électrique que j'avais, un boucan d'enfer mais quelle rapidité. Parfois, il m'en donnait à dactylographier. D'ailleurs je crois qu'à cette époque-là je le tutoyais enfin : « Pourquoi, pour toi, ce mot {bouc} dans l'étymologie de la tragédie, pourquoi tu dis que les idées sont des boucs ? » Il me semblait tellement étrange, ce mot qui pour moi résonnait concrètement. La bestiole cagneuse et méfiante attachée à l'écart, dont on se moque parce qu'elle pue, dont on se méfie parce que douée de rut, et que ça fait le caractère mauvais. Je lui avais dit : « Soupe à la tête de bouc, c'est aussi une expression vous connaissez, tu connais cette expression ? » Encore du silence. Il fumait, c'était de sa génération : pas d'écrivain sans fumée. « La tragédie, c'est une guerre de statues. Comprends ça. » Et silence. Au retour, je notais ce genre de phrases. Pas qu'il m'en offre sans cesse ou beaucoup. La plupart du temps on parlait de petits riens, de météo, de voyages. « Une guerre de statues, j'ai répété. -- Pour statue, pour statue immobile. Et puis le spasme. » J'ai toujours le cahier où j'avais recopié cette façon, mais comment ne pas penser qu'il s'en amusait, de parler par énigmes : parce que c'était moi ? J'avais vécu comme une immense chance de l'approcher, et puis qu'on ait ainsi, et même à certaine période plusieurs fois par semaine, ces séances chez lui ou à marcher dans la rue. C'était mon rituel au retour, ces recopiages. Ensuite, il a été repris par ce qui forcément gronde autour de gens de telle stature, et puis moi j'avais mon chemin à faire. Je n'ai jamais aimé ces cloportes que traînent après eux les soi-disant grands écrivains. Je me méfie de ma propension à étaler mes propres rencontres. Et je ne dirai même pas de nom, devinez. Dans la même page du carnet, avec cette histoire de bouc et de tragédie : « Des paroles dans le noir. Penser que ce sont des paroles dans le noir. » Et voilà pour le bouc. Moi qui relis ça aujourd'hui à cause de la tragédie (j'y reviendrai).

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 30 octobre 2005
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