— Offrez-vous un créateur à prix cassé !
détestation du théâtre, une colère

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ou un autreTumulte au hasard  : tout était réel

Première version le 3 novembre 2005.
Aujourd'hui, en vouloir à tout ce qui est théâtre ou appelle le théâtre. C'est comme ça, mais je ne dirai pas pourquoi. Pas les acteurs, non : écoutez-les dire comment ça les a pris, à seize ans ou à vingt, qu'ils étaient timides ou renfermés, qu'ils bégayaient ou ne regardaient jamais en face, et puis les voilà jetés sur une scène de hasard et de là au Conservatoire. J'apprends des acteurs. Ils ont ce vide en eux, forcément, c'est là qu'ils prennent nos mots à nous : ils nous apprennent, nous, à refaire ce vide-là, au milieu. Dans ce vide, on brasse, nous, les mots qui ne sont pas encore, les mots qui viendront ou pas. On ressasse ce qu'on sait par cœur : allez lire Baudelaire à des gens, maintenant j'en suis à le faire dans la rue, sans lunettes qu'on ne me reconnaisse pas, et une boîte pour la pièce, juste parce que j'en crève qu'on ne me demande jamais nulle part de lire Baudelaire à des gens. Rabelais j'arrive à le vendre, Balzac et Baudelaire non. Ils veulent de la {création}. Et à prix cassé, si possible : tarif lecture, mais tarif pour écrivain. C'est la proclamation de ce journal minable, aperçu sous la pluie, à un coin de trottoir : j'ai fait demi-tour, je me suis accroupi, j'ai photographié. Mais après je l'ai revu vingt fois, sur les panneaux, devant tous les marchands de journaux : -- Offrez-vous un créateur à prix cassé ! Et suivait un article sur la mode à petit prix: {créateur}, c'est la mode vestimentaire, rien que la mode vestimentaire. On vous invite, mais il faudra dire vos textes neufs, écrire pour nous de la création. Bon, on le fait. Bon le fait : je l'appelle {Boon}, celui qui fait mes textes: {écrit par F Boon}, ou {fbonc} comme le mot de passe de mon ordinateur : {Boon} ou {fbonc}, textes création sur commande, plein mon carnet, inédits garantie. Même ce texte je pourrais le lire à voix haute sur commande. Je voulais dire simplement que j'ai appris des acteurs à poser ce vide devant soi, et s'y ouvrir : alors ce qu'on dit on le profère dans l'ouvert, les bras sont calmes, les mains vont sans en rajouter où elles doivent se poser, on écoute les mots comme si eux nous portaient et c'est une terrible force, qui presque nous soulève. Je déteste un acteur qui dit des textes de littérature : en plus ils croient savoir faire. Si j'écris pour un acteur, c'est bizarre comme je l'ai avalé auparavant : j'ai mangé ses mains, et sa nuque, et ses yeux. Dans la rencontre au civil qui précède le travail, et l'écriture, on est au café avec l'acteur, je ne lui regarde jamais les yeux, les acteurs n'ont pas besoin d'yeux, mais j'apprends à saisir comment il regarde : beaucoup de muscles, là-dedans, qui agissent. Mais je me goberge des mains, de la nuque. Il y a une façon de tenir le dos, qui est pour nous l'outil d'écrire. On prend ce dos et ces mains, cette nuque et la façon de regarder par les yeux qu'on n'a pas osé regarder, dont on ne saurait même pas dire la couleur, et qu'importe même l'acteur aveugle ou borgne : l'acteur n'a pas besoin de vue, on écrit par ce dos. Donc, si j'ai écrit pour un acteur, je ne saurais pas dire le texte : il me sera interdit. Au mieux, je mimerai (ça m'est arrivé) les inflexions de l'acteur quand il disait mon texte. D'où le fait que je n'aille jamais ni au cinéma ni au théâtre, mais jamais. Le cinéma parce que c'est un art faible, une machine prisonnière de ses techniques et de son fric, et au théâtre parce que c'est une position ridicule : on est assis sans bouger devant des acteurs qui font leur travail. Quand on est entre copains au bistrot, j'ai droit de bouger, de parler aussi. Quand on est en répétition, avec les acteurs, je vais derrière eux sur le plateau, je marche avec eux ou viens me coller là où ça parle, dans le dos, tout près des mains, je me mets à l'endroit de l'espace d'où le texte s'écrit, et eux ils sont en habit de ville, ils n'ont pas les accessoires, là c'est acceptable, encore, le théâtre. Et même, là, j'aime le théâtre. Après, qu'ils s'occupent de leurs morts, avec les fauteuils subventionnés. Un directeur de théâtre de mon âge a quatre-vingts salariés dans son équipe, et nous les auteurs on en a combien ? Il n'invite dans son théâtre que les auteurs à la mode, celle des journaux : encore, l'autre jour, voulait-il que j'écrive un article à la gloire de l'un d'eux. N'avait pas compris que j'étais pas trop pour les seconds rôles. Le théâtre ne tient plus que par ce fric qu'on lui met en matelas : alors on lui rajoute un matelas et nous, les autres, qu'on se débrouille. Qu'ils aillent jouer Tchékhov: il n'est plus là pour protester, transformé en poule de luxe, Tchékhov, alibi pour contemporain poussif. Moi je l'aimais bien, ce théâtre, autrefois : la petite rue derrière donnait directement sur le Père-Lachaise, j'allais saluer Marcel Proust de l'autre côté du mur. En Italie, l'autre semaine, ils ont fait tout une journée grève de la littérature. Les écrivains, ils ont dit, les Italiens, n'écriront pas de toute une journée : écrivains en grève. Mais qui ça gêne ? Je ne crache pas dans la soupe, je m'étonne. Pour les gamins c'est si fort, le théâtre. Quand je fais écrire les gamins que je fais écrire, qu'il s'agit de les mettre debout, de faire qu'ils regardent, qu'ils sachent ce qu'est le souffle, que la voix aille droit et qu'il y ait de l'espace et du temps : j'en appelle au théâtre, radicalement. C'est même l'origine du théâtre. Si je déteste le théâtre c'est parce que j'ai le droit de dire maintenant que moi aussi il m'habite. -- Offrez-vous un créateur à prix cassé ! c'est affiché en gros dans le métro. Voilà ce qu'ils font, les théâtres de Paris, avec leurs équipes de quatre-vingts personnes et leurs fauteuils subventionnés. Qu'est-ce qu'on s'en fiche, quand on est avec les gamins et qu'on leur explique comment cette énergie du dos elle peut vous soulever si on veut. Qu'on parle dans le plus ancien masque. Qu'on est avec autour de soi le chœur des morts, et que soudain ce mot tout frêle qu'on vient de dire porte toute l'histoire de la langue et d'un monde. La littérature parfois oublie ça alors elle meurt. Comme nous on ne veut pas mourir, on pousse la porte du théâtre et on le leur crie : -- Offrez-vous un créateur à prix cassé ! Le théâtre de toute façon en avait marre des histoires, il ne s'occupait plus que des images. Je n'aimerais pas être acteur par les temps qui courent. Ils s'en fichent bien, des écrivains : eh bien, pareil.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 16 mai 2005
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