la vie chez les Moches
malgré mon incompétence en matière archéologique

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ou un autreTumulte au hasard  : le livre est arrivé

Je ne savais rien de l'existence des Moches. Et même, naïvement, j'aurais cru, à première lecture, que le mot ne dénotait que l'usage banal qu'on en a dans notre langue : les « pas beaux », en somme. Même le titre de l'article était ambigu : ainsi donc, les Moches tuaient ceux qui ne leur convenaient pas. Pourquoi pas : on a bien à leur intention, dans la vie de tous les jours, non pas d'intentions criminelles mais un amusement ou un dédain qui en ouvre souterrainement la porte. Il aurait donc pu s'agir d'une société archaïque où ceux qu'on choisissait pour les sacrifices l'étaient pour ne pas répondre aux critères érigés en norme pour la communauté : cela s'est vu, avec des conséquences graves, dans des configurations de société qui n'avaient rien d'archaïques. Mais bien sûr j'apprenais dès les premières lignes de l'article que ce nom, pour lequel peut-être il aurait été bon de trouver une autre traduction, désignait une société pré-Inca, entre les Cordillères et la mer, au nord de l'actuel Pérou, une société ainsi perchée sur la mer et en guerre avec celles qui l'entouraient, voire même en guerre dans l'intérieur même de leur communauté et de leur langue, sur le territoire en longueur qui était le leur. Ils nous ont légué des pyramides de terre cuite, dont une magnifique et très grande, élévations nues, et quelques fresques sur des objets. Dans plusieurs de ces fresques, on voit s'affronter des guerriers revêtus à l'identique, ce qui prouverait que leurs guerres incessantes n'étaient pas seulement des guerres contre leurs voisins, mais des affrontements dans l'intérieur de leur communauté même. Et toujours, sur la frise inférieure à ces représentations de combats aux guerriers harnachés, décorés, la scène récurrente et obstinément sauvage d'égorgements. Un prêtre, ou sacrificateur, ou chef séculaire, lui aussi harnaché et dépositaire d'ornements rituels, passe la lame (étonnante suggestion de mouvement dans ces représentations hiératiques) sur la gorge d'un homme cette fois au crâne et visage nu, agenouillé, les mains liées entre les jambes. Qui sacrifiaient les Moches ? Sacrifices intérieurs à la communauté, pour lesquels on désignait quels membres de la ville, de la tribu, de la société on immolait ? Sacrifices liés à ces duels figurés juste au-dessus : le guerrier qui perd est égorgé et offert aux dieux. Mais ces combats, alors, organisés entre guerriers issus de la communauté, ou entre héros de communautés voisines ? Ou bien des prisonniers de guerre, ces guerre qu'on entretenait avec les voisins ? Et question adventice, la guerre n'a-t-elle alors pour but que de procurer les victimes des prochains sacrifices ? Je ne sais rien d'autre des Moches, je n'ai pas vu les villes, je n'ai pas escaladé ni les Cordillères ni les pyramides. D'autres sociétés voisines des leurs, dans leurs rituels mortuaires notamment, sont sans doute plus fascinantes. C'est peut-être seulement la brutalité de ces fresques, et l'étrangeté de ces pyramides de brique cuite nues et sans ornement, qui fonde des chercheurs à en recomposer l'histoire. Il est peu probable, même si ces chercheurs sont péruviens, qu'ils soient en quête, via la petite communauté des Moches, de leur propre histoire et origine : la société des Moches n'a duré que quelques petits siècles, bien moins que les Incas qui les ont remplacés. Ces chercheurs procèdent ainsi : on prélève des dents des victimes des sacrifices, retrouvées en nombre au pied même des pyramides, dans une position mortuaire ritualisée, et simplement entassés là, sans aucun ornement ni dépouille, et toujours des hommes dans la jeune force de l'âge. On prélève des dents dans les cimetières proches, aux franges des montagnes, qu'on suppose être les lieux funéraires des villes. On peut ainsi définir des écarts, des dominantes : et bientôt apprendre si les victimes égorgées sur la table d'argile des pyramides, après ces combats, étaient issus de la communauté même. Je ne recopie pas un article, je ne le syntéhtise pas. Je tâche de m'en souvenir, une nuit passée après lecture, parce qu'en est restée l'ombre dans la nuit : ce geste fixe d'un égorgement, représenté de façon cinétique sur ces fresques, où des hoommes, guerriers harnachés sur la frise du haut, sont agenouillés les mains liés en bas. Il reste dans la nuit, dans ces géométries qui organisent la venue des autres rêves, l'existence de cette société dont je ne connaissais rien, comme on aurait lu un voyage fantastique, voire même la scène d'action nocturne qu'on se plaisait enfant à lire dans un Bob Morane, pourquoi pas, ou plus tard dans l'opacité de Conrad. Et puis ces hommes qui fouillent d'anciens charniers et cimetières pour des mesures électroniques très savantes sur quelques dents, et le très peu sur quoi cela nous renseigne, le considérer comme suffisant. Parce que ce geste même du sacrificateur nous n'en sommes pas indemnes ? Je lis souvent ce magazine d'actualité scientifique. Dans un autre article, on racontait la découverte que la luminescence de telles toiles de la Renaissance italienne était due à l'inclusion de poussière de verre, et la présence de ces impalpables particules broyées, juste pour l'éclat rouge d'une robe. Dans l'entretien qui concluait le numéro, un scientifique parlait du travail diurne de l'inconscient, affirmant même, à partir d'expériences précises, que le travail du rêve se poursuit aussi le jour, mais ne nous est perceptible que la nuit parce que ce qui autrement nous mobilise sensoriellement s'est élargi, décanté. Dans ces poussières de verre à inclure dans un pigment pour un peu de luminescence au sein même de la matière, dans ce travail diurne de l'inconscient, et ce que cela implique par exemple pour ce qui nous fascine dans la lecture, l'instant de lire et l'architecture des mots, la figure encore du sacrificateur immobile. ----
Source: La Recherche, novembre 2005

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 14 novembre 2005
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