souvenirs de Jean Audeau
un spécialiste ignoré de Rabelais

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ou un autreTumulte au hasard  : contre

{Mis en ligne WiFi gare de Lyon vendredi 18 novembre 2005 à 15h08, corrigé Hôtel du Nord à Besançon modem 56k le samedi 19 à 2h22. Lecture de Rabelais avec Dominique Pifarély à Besançon, musée du Temps, ce samedi 19 novembre à 17h.}
C'est cette conjonction, la levée de corps et les obsèques de lundi, le visage que longtemps on regarde, et comme soudain tous vos morts se réinstallent ici devant vous, cette même sensation de leur demi sourire et du corps si petit, bien plus petit à l'horizontale et immobile, et puis ce samedi embarquer pour l'autre bout de la France, dans le sac, les Rabelais qu'une fois de plus on va lire. Je ne serai jamais lassé de lire Rabelais quelque part : les petits angles vifs par quoi on peut se frayer chemin dans le premier {Pantagruel} ou les plaques étranges qui vous quittent en douceur la réalité dans le {Quart Livre}, c'est proposer à qui vous écoute les clés pour marcher seul dans Rabelais, autrement que dans le parcours précautionneux d'un site archéologique, avec des notes et des explications à chaque ligne. Et moi, je dois ma découverte de Rabelais à Jean Audeau. Au point, plus tard, d'en avoir fait un personnage pour d'autres fictions, dans plusieurs petites histoires où je me rodais, ainsi (et peut-être cette histoire aussi je l'intégrèrai à ce {Tumulte} qui devient mon visage langue, visage qui ne m'est révélé que par l'écart qu'ajoute chaque récit), lorsque j'en avais fait un descendant de Baudelaire. Mais le mois dernier, revenant des Sables d'Olonne et ayant décidé de prendre l'autoroute par le côté Niort, je m'étais arrêté sur sa tombe, au vieux prof rabelaisien, et les leçons qu'il donnait. Jean Audeau fait partie de moi-même, et cette histoire doit rejoindre le tableau qui s'ébauche désormais ici. « L'idée qu'un dictionnaire des erreurs dûment recensées de la glose, disait Jean Audeau, donnerait de l'oeuvre un portrait négatif plus proche et intime de ses mouvements et constructions secrètes que toute entreprise discursive qui a tâché de la saisir en face. » On n'arrive plus par Chinon, qu'on contourne sous des publicités de vins, et dont on n'aperçoit que le dos d'entrepôts, un centre commercial avec son enseigne en rouge, un de ces ronds-points aménagés près de l'hôpital puis, au pied de trois mmeubles, un voie ferrée avec les lignes parallèles ou obliques du triage, des silos à céréales. On repart brièvement vers la campagne et soudain on vous parque sur un espace défriché au bulldozer en plein champs, à peine gravillonné. Un alignement de sac poubelles sous leurs supports et un chemin creusé droit, avec des bornes de béton en travers. En tout cas c'était ainsi lorsque j'avais emmené le vieil Audeau, qui souhaitait revoir la maison natale de Rabelais : on était en 1991 je crois. Depuis ça s'est un peu amélioré. Chinon pas trop, avec ses marchés soi-disants rabelaisiens et Rabelais à toutes sauces comme si cela pouvait sauver la petite ville de son enfoncement radical : pourtant elle est belle, et à proximité, entre Fontevraud, Saché, Azay ou ces toutes petites routes cyclables au long de la Vienne, il y a un autre capital exploitable mais non : on en reste à la gauloiserie supposée de Rabelais l'incunnu. La Devinière, elle a mieux évolué, expositions, respect de l'auteur Jean Audeau l'aurait mieux apprécié aujourd'hui en 2005 que lorsque nous y avions garé ma vieille BX (même pas : ce break GS bleu usagé). La Devinière en 1991 était comme sur les photos, moins ces bois préparés pour des piquets de clôture qu'on voyait sur les cartes postales du temps de Plattard, et reproduites sur tant de manuels scolaires. Les quelques salles qu'on visite sont sombres et humides, le musée n'est pas riche : gravures au mur, quelques vitrines, des livres et des illustrations. Compte plutôt cette harmonie des volumes et le vieil art de construire sous l'ardoise, la manière dont l'escalier se joint à l'étage au-dessus de la pièce commune; compte cette usure inégale des marches de tuffeau, le gravier qui racle et auquel le brouillard fait écho, tandis que se répondent autour des corbeaux. Une société dite des amis de Rabelais vient une fois l'an faire banquet ici, avec {reconstitution} : ces sociétés à déguisement et bedaines sont d'un vulgaire. On vend à la billetterie des cartes postales avec portrait de l'auteur : si Érasme a croisé Holbein, si Dürer a gravé Luther, de lui on ne connaît que des transpositions qui n'ont pas l'audace de Rodin rêvant son Balzac, et permettraient de projeter dans un visage quelque chose de la force d'énigme qui est celle de l'oeuvre. « Et le seul obstacle, disait souvent Jean Audeau (et de plus souvent, malheureusement, à mesure qu'il vieillissait, comme ne plus se douter que tant de fois j'avais entendu son même discours), que cette entreprise de recensement négatif des incompréhensions de la glose résiste forcément à sa clôture et ne peut exister que pour le secret d'un seul, celui qui l'assemble et n'en finit pas d'en augmenter la collection; travail qui n'existe que dans sa constellation d'éclats, dans une expansion quasi infinie. » Des étendues nues d'une terre presque noire, le maïs juste moissonné, aux restes de tiges qui pourrissent : les haies renversées par les remembrements et pour l'assolement triennal la terre hersée au tracteur là où chaque mètre carré témoignait de l'homme. A Seuilly, le dernier des trois bistrots d'il y a un siècle a fermé il y a deux ans. Où commence la forêt, en lisière de la commune, le haut des énormes cubes en gris de la centrale nucléaire, le seul géant maintenant avec ses échelles de fer sous le nuage blanc de vapeurs des échangeurs thermiques. On a créé dessous des cités neuves de pavillons, lotissements dont les rues se croisent en rectangles, pour le personnel. Ce qu'il y a d'extrêmement rare dans cet endroit, et qui aurait passé dans l'oeuvre, l'expliquerait peut-être avec intimité, c'est son acoustique : le moindre bruit quelque part est de partout perceptible; comme ce relief très léger où tout s'incurve vers les lignes encore blanches des vieilles ogives dressées de l'abbaye en contrebas, rend tout des alentours visible depuis n'importe lequel de ses points de vue : ce n'est pas une scène de théâtre mais, sous le ciel tranquille, presque un parfait décor. J'étais heureux d'offrir au vieux professeur fontenaisien, celui qui m'avait tant aidé pour approcher Rabelais, cet après-midi partagé, dans le lieu même de nos livres. Plus haut sur la gauche, une tour en ruine où ceux d'ici localisent Grandgousier, ce qui peut-être n'est pas nécessaire : ce seul pigeonnier, isolé de l'abbaye, pourrait facilement devenir le château que les proportions du géant restaurent. « {Gargantua}, disait Audeau, ne décrit pas. L'effet de réalité est tout entier dans l'hypnose de la parole, se suffit de ce qui contente une imagination d'enfant, mais se grandit jusqu'à la restaurer dans le monde. Voià, disait Audeau, ce qu'on nomme à la légère le {réalisme} de Rabelais, phénomène si complexe de frontières, les miroitements de la langue pour désigner au-delà d'elle-même. » Sur la terre remembrée trop nue, avec l'abbaye dressée là dans sa demi-ruine préservée, c'est ce silence qui surprend, à moins d'une Mobylette qui s'éloigne. Il n'y a plus rien, plus personne, que ces corbeaux qui tournent, et le fracas trop souvent d'avions de guerre en exercice (au nez rouge identifiant la base de Tours), passant ras au-dessus du fameux « clos de Seuillé » : sous l'image défilante de l'objet gris on n'existe plus, comme pour une démonstration faite exprès. « Le but qu'on se voit assigné dans la vie est parfois étrange, on met longtemps à accepter son propre destin : il s'agissait d'un travail nécessaire, et qui pourtant ne pouvait valoir que pour celui qui l'accomplirait, aurait tout laissé pour s'y consacrer. » A Fontenay-le-Comte, des années plus tôt, j'avais travaillé tout l'été dans une usine pour la production de roulements à billes, et toucherai pour mon mois (c'est en 1973 et chaque matin amène des nouvelles sans solution du Chili) neuf cents vingt francs. J'ai une chambre sous les toits, rue des Loges, maintenant piétonne. Je suis seul à ce troisième étage, en face c'est un grenier, et Jean Audeau habitait au second : « Mon nom aussi était prédestiné, puisqu'on le trouve tel quel dans Rabelais. La difficulté que c'est, de vivre dans une ville où Rabelais est à la fois la rue de l'hôpital, un restaurant, un lycée, sans parler de Rabelais Automobiles », disait-il. Professeur de latin et grec toute sa vie à ce lycée Rabelais de Fontenay-le-Comte, il n'avait jamais quitté ces trois pièces minuscules mais toutes en longueur, en enfilade à l'étage; par terre, alignés à plat sous de grosses ampoules suspendues, Jean Audeau passant à grands pas, les désignant de loin avec colère s'il les considérait comme médiocres, empilés s'il s'agissait de périodiques, des dizaines d'ouvrages, qui recouvraient aussi les murs : « Éditions, gloses, j'ai accumulé et je continue. Personne n'avait entrepris avant moi d'en répertorier les imprécisions, et s'en tenir obstinément à ce constat. » Il avait dès lors dépassé les quatre cents volumes, pour ne compter que ceux uniquement consacrés à Rabelais., et moi je le connaissais par mes grands-parents, dont il avait été proche : une visite de politesse avait amorcé cette relation prolongée jusqu'à sa mort et encore peut-être par ce texte aujourd'hui. Par milliers, les articles. Sa correspondance avec le monde entier, pour en obtenir copie à chaque irrégulière publication de bibliographies lentement et systématiquement compilées et collationnées, lui prenait le plus gros de ses nuits (« La chance, voyez-vous, depuis la guerre et les bombes, d'être insomniaque. Puis vivre seul. ») Accessoirement, de ces correspondances venues de loin, il avait décollé, séché et classé tous les timbres. Spécialiste, mais ignoré (il n'avait jamais eu l'occasion de rien publier), il m'a montré les fiches cartonnées, souvent jaunies, classées dans des boîtes rectangulaires en bois verni numérotées, qui remplissaient les étagères de toute une cloison. L'usine de roulements à billes S.K.F. avait été mise en service quelques années plus tôt et sentait encore son neuf, immense paquet sans lien avec le temps du pays qui l'entoure. On alternait suivant la semaine équipe du matin et équipe du soir, dans la même lumière égale et jaune au-dessus des alignements verts et du bruit incessant des machines, sans plus rien savoir du jour. Je contrôlais par prélèvements les couronnes de roulement tombant d'une batterie de trois tours automatiques, où des systèmes de fiches sur matrices perforées commandaient le roulement compliqué des cames; dessous, des trains de grilles souterraines et tremblantes évacuaient les copeaux bleuis des aciers spéciaux. La rencontre s'était amorcée avec Jean Audeau dans l'escalier, parce que je promenais un roman avec moi (sans doute, de Balzac) : « Je sais des nourritures plus fortes et plus âpres, avec une lumière qui manque à votre compagnon tout à fait estimable » m'avait-il dit en m'arrêtant, et c'est lui qui m'a obligé à entrer dès lors, tout de suite, dans le {Tiers Livre}. Nous sommes restés en correspondance, avec des visites irrégulières de ma part. Sa bibliothèque, léguée de longue date au « Cercle Philosophique des Amitiés Fontenaysiennes », et confiée à la bibliothèque municipale de la vieille sous-préfecture, la ville endormie et presque morte, sous condition d'un dépôt mentionnant le nom du vieux professeur : principalement ces quatre cent cinquante quatre livres (dans les cinq langues européennes qu'il pratiquait, certaines apprises uniquement pour pénétrer ces publications universitaires rarement traduites) consacrés uniquement à Rabelais. Ses papiers, dont huit mille deux cent soixante quatorze fiches d'erreurs recensées de la glose rabelaisienne, ont été enlevés avec les meubles par un brocanteur de Luçon spécialisé dans ce genre de débarras caves et greniers (il n'avait pas de famille proche). Après demandes auprès de ce brocanteur, téléphone à ceux des acheteurs que sa comptabilité (talons de chèque enregistrés) nous permit d'identifier, et surtout visite au camionneur retraité qui avait procédé pour lui à l'enlèvement, la plus grande probabilité est que toutes ces fiches et papiers dispersés furent laissés sur le trottoir pour enlèvement par les services municipaux de voirie, et non pas joints au "fonds Audeau" qu regroupa les imprimés. La destruction probable de ces fiches, en tout cas leur perte, je crois que c'est cette sensation d'un vide central, entre les mots de l'oeure et ce que j'en lisais ou savais, qui m'a toujours ramené à Rabelais, depuis tout ce temps-là, et même aujourd'hui. Personne n'a d'explication viable à la récurrence et au rôle du nombre 78 dans le {Tiers Livre} (même si, des explications, il y en a des dizaines). Je suis sûr que Jean Audeau avait établi une fiche sur le nombre 78 dans le {Tiers Livre}. Travail modeste, travail qui s'est évanoui avec lui, et les fiches Bristol dans leur casier de bois verni. « Si chaque éclat concentré permet de désigner quelque chose de ce qui nous résiste au centre mystérieux et opaque de l'oeuvre, disait Audeau, se forme sous la main comme une expansion lente, mais contenue dans la sphère première de l'oeuvre, et augmentant à l'infini une pression diffuse de contact, sans jamais déborder pourtant la suite close de ses assemblages. » Audeau attachait la plus grande importance, pour la comprendre, aux éléments concrets qui lient une oeuvre au monde. De septembre 1976 à février 1977, je travaille au démarchage de l'hebdomadaire agricole La Terre sur les cantons de Seiches-sur-Loir, Baugé et Saumur-Fontevraud (j'en ai parlé plus haut), à partir de fichiers établis d'après les listes professionnelles que je recopiais à la Chambre départementale d'agriculture, toutes les fermes recevaient gratuitement pendant trois semaines l'hebdomadaire ainsi qu'une lettre annonçant ma visite, si possible accompagné de quelqu'un du pays (sur le canton de Baugé, cet ancien facteur); de cette période me restent le lent changement de couleurs des saisons, cette vapeur des restaurants de village à midi, telle harmonie de ferme ou de hameau et la majesté de la Loire, avec aussi, paradoxalement peut-être, l'odeur de craie et de tabac des petites salles préfabriquées où je suivais les cours d'une licence en mathématiques qui n'était plus que prétexte. Audeau avait dès lors insisté pour que je me fournisse, comme lui, d'une édition Marty-Laveaux de 1860 (la moins "trafiquée", prétendait-il) qu'il m'avait dénichée d'occasion, et que je profite de cette situation pour relire intégralement Rabelais, dans son ordre d'écriture et, surtout, sur ses lieux. Cette tâche d'une première lecture intégrale a exactement coïncidé avec les cinq mois du contrat de démarchage, au point de garder aujourd'hui en relisant la sensation la plus précise du volant de la Renault 4 fourgonnette blanche allouée par l'hebdomadaire, le livre sur le tableau de bord, et le froid de l'hiver que ne compensait pas la bouche de chauffage dans l'habitacle de fer. Caractère de transition pour moi d'une période incertaine où, renvoyé sans diplôme après trois ans de mon école d'ingénieur, simplement je ne savais pas quoi faire (je devais ensuite travailler sept mois comme dessinateur de circuits imprimés à la Thomson locale, puis finir par me faire vendangeur - seul Audeau s'en était félicité- avant de me décider enfin à quitter la province, puis la France). Cette école, le vieux collectionneur m'en avait demandé de nombreux détails; et je ne m'étais pas aperçu comment ces demandes n'avaient été pour lui qu'une manière de m'attraper dans son engrenage, acceptant comme une chose naturelle, due à l'amitié, de lui fournir une par une ces descriptions, sous prétexte que lui-même « ne savait pas conduire les véhicules automobiles », et ne quittait plus Fontenay-le-Comte, ni ses livres : « Rabelais a été envoyé jeune, tout concorde à le prouver, au couvent des Baumettes d'Angers, sur l'autre rive du Maine. » Les Arts et Métiers étaient installés, depuis Napoléon, dans l'ancienne abbaye du Ronceray, dont ils avaient contribué à sauver les structures, et les Baumettes étaient maintenant prison départementale (j'aurais l'occasion d'y passer deux mois pour un travail avec les détenus, l'été 1986, maillon symbolique supplémentaire dans le chemin reparcouru de Rabelais). Audeau connaissait et récitait par coeur ce passage de l'{isle sonante} sur les {tropdiceulx}, où il voyait la preuve suffisante de l'authenticité (même écrites donc dans ces onze années trouées de silence qui séparent le Gargantua du {Tiers-Livre}, et donc elles-mêmes pillées, « cannibalisées » disait Audeau par Rabelais pour la fraction agrandie et remaniée, partie de l'ébauche, et qui formeraient ses deux derniers livres) des ébauches connues sous le nom de {Cinquième Livre}. Formé à la grande école laïque de l'interprétation rabelaisienne, et ayant passé, longtemps avant son agrégation, par l'Ecole Normale d'Instituteurs de Luçon, il le commentait toujours dans le même sens : « Allez parler de la vocation ou de la religion de Rabelais, envoyé pourrir à quinze ans dans ces couvents. » Dès l'année 1974, donc, après ce stage d'usine à Fontenay-le-Comte où il m'avait arrêté dans son escalier (« Il n'y a jamais de hasard complet », aimait-il à répéter), le vieux professeur m'avait demandé le premier de ces rapports qui seraient pour moi l'initiation au travail de l'écrit : « Nos ruines étaient leurs hôtels, et ces forteresses leur description du monde. » C'est grâce à Jean Audeau si dès lors, étudiant dans l'école de mécanique, dans la chambre de quatre où nous avions chacun un lit, une armoire et un casier, j'entreprenais l'inventaire salle par salle de la vieille école, des ateliers bombardés en 45 et pas réparés jusqu'aux greniers désertés où s'empilaient en guise d'archives les copies d'examen depuis un siècle et demi, avec les rouleaux devenus craquants des épures de géométrie descriptive (on nous apprenait encore à projeter les vues et déduire en rouge le tracé des intersections de figures). J'essayai aussi, sous l'insistance très précise du vieux professeur, de rendre compte de la vision de la ville d'aujourd'hui à laquelle conduisait, pour nous internes, un même enfermement et le rythme pareillement réglé de notre vie entre dortoir, ateliers et amphithéâtres, avec ce cloître que nous traversions vingt fois par jour, où notre foyer d'étudiants occupait, repeinte et décorée, l'ancienne salle capitulaire. Audeau refusait les photographies, comme il n'aimait pas qu'on illustre les oeuvres. Rapport écrit donc sur les structures de la ville, avec ses deux Zup sud et nord, et chacune sa zone industrielle associée, comme des travaux de démolition du vieux centre où il m'obligeait, par les listes et les item précis de ses lettres, à pénétrer. Il prétendait que dans l'évolution même de ces partitions urbaines se jouait l'actualité et le mode le plus subversif de constructions mentales qu'il ne nous était pas possible, à chaque instant, de modéliser encore; pour lui, la ville en se disloquant ainsi par blocs (une description qu'il m'avait demandée, au milieu des immeubles de cette Zup Nord, de son bar-tabac un après-midi de semaine) et se renouvelant en chaque point de son nouvel éclatement (un vendredi soir dans le quartier de la gare), ne faisait que venir coïncider avec les plaques et les reliefs qui se superposaient dans cette sensation d'un permanent éclatement mental qui fait la fascination d'un récit en prose. Et ce que nous contraignait de regarder le travail sur elle-même de la ville (et ces vastes îlots qu'elle contenait de l'asile psychiatrique, du grand séminaire et des casernes, géographie de collectifs qu'il m'avait forcé de dénombrer), dessinant affirmait-il comme l'état brut d'une fiction que tout tendait à poser comme le seul chemin possible à la prose du monde, si le roman devait se survivre : « cette manière brute et vive, un charroi et si reconnaissable ». Audeau, qui avait été prisonnier en Allemagne, avait voulu rassembler là-bas, sans livre, ce qu'il pourrait reconstituer de l'oeuvre confiée à sa mémoire, récits, phrases et mots dans un puzzle aux gigantesques taches blanches : « Je conseille à chacun de travailler aussi avec l'absence d'un livre. Reconstituer Baudelaire, prendre pour cela le temps, les mois qu'il faut, savoir attendre. » Et encore fasciné rétrospectivement, prétendait-il, que l'exemplaire unique de l'édition Juste de 1533 du Pantagruel, qu'il s'était ainsi acharné trois ans durant à reconstruire, ait été détruit dans les bombardements de la bibliothèque de Dresde, à cinq ou sept kilomètres d'où lui-même fut détenu. « Dans chaque glose, ce point d'inflexion au terme de la phrase où il vous semble que ce qu'elle désigne lui échappe, en tout cas ne relève plus que du mystère indécidable de l'oeuvre : tenir le registre en creux de ces inflexions. » Je ne réinvente rien, et nulle prouesse de mémoire : comme je l'ai fait toute ma vie, dans le carnet en cours, sitôt notre rendez-vous terminé, j'en notais le compte rendu, et ces phrases repère. {Ut nulli notam magis domum esse suam, quam Romam mihi Romaeque viculos omnei putem } : « personne ne connaît mieux sa maison, que je ne connais Rome et toutes les ruelles de Rome ». En octobre 1984, j'arrivais à Rome pour un séjour d'un an à la Villa Médicis; c'est en repensant à ces théories d'une superposition de la structure de la ville et de la topographie narrative que j'ai pu, dans les crépusculaires lumières de la ville rouge, six ans après la mort du vieux professeur, réouvrir les quatre tomes de l'oeuvre pour une nouvelle lecture complète. {audire de ambiguis aliquot problematis, quae me anxium iamdiu habebant} : « les problèmes qui me tiennent dans l'inquiétude ». {Postremo sic urbis faciem calamo perinde ac penicillo depingere, ut ne quid esset quod non peregre reversus municipibus meis de libris in promptu depromere possem } : « et tout dépeindre par ma plume, voire le dessiner au crayon, qu'il ne fût rien qu'au retour je ne pus de la ville retrouver dans mes livres ». La première tâche que Rabelais se proposait était l'établissement d'une topographie de Rome, dont il fit les premiers relevés, aidé de Claude Chappuis et Nicolas Leroi, depuis le haut du Testaccio : gigantesque tas de débris d'amphores à l'origine inexpliquée, en face des abattoirs et dans leur odeur, l'endroit est désert. Il y a un figuier, et surtout des seringues jetées; sous les pieds, étalée, la ville : rien ici n'est à la portée du monde, comme ce panorama même, inaliénable depuis décembre 1535. « L'impression, une seule fois dans sa vie, à force seulement de lire, parce qu'on met dans le monde réel ses pas dans les siens, qu'on touche enfin quelque chose qui a traversé intact le temps, qu'il est là et vous parle en propre, vous détermine votre travail, comme votre vie », m'avait dit, au retour de la Devinière, Jean Audeau, dans son invariable respect de la vieille et docte syntaxe, quand bien même au soir de sa vie, quand même après une épuisante journée et secoué dans un vieuyx break GS. Quand cela arrive, le fantôme vu, une main sur votre épaule en pleine nuit qui s'appuie tandis que vous travaillez, que vous n'osez vous retourner, et qu'aux petites heures de l'aube, dans cette sensation encore, vous faites soixante-dix kilomètres de voiture dans le brouillard au long des canaux pour revenir au vieux village désert de l'Hermenault, toucher les rondes pierres qui subsistent dans la cour de la vieille enceinte d'alors, c'est surtout la peur un instant qui domine. Cela n'arrive qu'une fois, et il faut longtemps pour remonter la pente. Il avait souhaité, au retour, que nous fassions le petit crochet par Panzoult : j'avais découvert, entre Chinon et Richelieu, très soudainement, ce plateau âpre et venteux, comme mauve avec ses élancements granitiques ou gréseux (je m'y connais peu en cailloux, mais vraiment en rupture avec la Touraine, et en Touraine pourtant). : au dix-neuvième siècle encore, ce hameau venteux gardant réputation pour ses rebouteux et guérisseuses. Le vieux professeur me récitait par cœur le chapitre du {Tiers Livre} où Panurge rencontre la sorcière. Nous avions ensuite filé vers Mirebeau, ce pays de Mirebalais, citait le vieux prof, et nous avions contourné Poitiers via l'abbaye de Ligugé, malheureusement bien abîmée par les ajouts architecturaux de la grande époque séminariste. Jean Audeau révérait le petit livre de Plattard, {Rabelais en Poitou}, nous en suivions les traces. Il était mort quelques mois plus tard, sans que je le revoie : ç'aurait été, dans mon break GS bleu, son dernier pèlerinage, et pour moi le lien à Rabelais via les heures, les ciels, les toponymes, en tout cas Rabelais hors du livre. Passer outre à la disparition de Jean Audeau pour reprendre son étude comme défi seulement personnel, défi qui ne nous aurait pas plus appartenu à l'un qu'à l'autre, vint pour moi cet instant, sur le Testaccio, où je vis ce visage que ni Holbein ni Dürer n'avaient peint, et où j'eus peur : la décision de venir habiterdans cette maison maintenant fermée, livrée à son humidité des bords de rivière, mais à Damvix, en vue des ruines de Maillezais (à proximité donc aussi, quinze kilomètres et dix-huit minutes de voiture, du « fonds Audeau » de la bibliothèque municipale de Fontenay-le-Comte dont j'entreprendrais l'exploration systématique), en procédait alors directement, tout le reste s'enchaînait. Et puis dans ces hameaux de Vendée rien n'a bougé, la vie n'est pas chère, on retrouve le sens des grandes forces de nature, la renverse du vent aux heures de marée, la luminosité des ciels dans les pays d'eau et le cycle des saisons plus implacable qu'en ville, les travaux après chaque tempête, les cals qui viennent aux mains à se battre contre l'herbe, les explorations en barque sur la rivière et le goût repris des casiers à anguille qu'on immerge le soir). Il me reste de Jean Audeau ce Plattard annoté, son édition Marty-Laveaux de 1860, et son autre cadeau, les deux tomes épais qui firent toute la première guerre mondiale l'enquête de Lazare Sainéan : {La langue de Rabelais} et son inventaire mot par mot, légende par légende, terroir après terroir. Les mille cint pages du Lazare Sainéan sont dédicacées par l'auteur à Jean Audeau. Jean Audeau me l'avait légué, enveloppé de kraft épais et de ficelle, avec quelques autres livres et brochures, et une liasse de ses mises au point manuscrites, pour ce livre sur Rabelais qu'il rêvait et n'a jamais écrit: "Chacun apporte sa vérité supposée sur Rabelais, qui au milieu de tout cela n'est que simplicité grande: comprenez-le....", et un neveu à lui m'avait joint pour me la remettre. J'ai gardé même ce papier kraft avec mon nom écrit à la plume. Je le conserve toujours. Désormais, tout en haut de ma bibliothèque, je consulte moins souvent ces livres sur Rabelais, systématiquement et si longtemps accumulés, François Rigolot, Jean Paris, Gérard Defaux, Michael Screech. Celui que je continue de recommander le plus, c'est Lucien Febvre. Le plus en mauvais état, c'est Lazare Sainéan, introuvable, à moins de vraiment éplucher les catalogues de bouquinistes : je m'en sers toujours, du Sainéan dédicacé à Jean Audeau, et dont il a voulu que je reste le dépositaire. Maintenant, j'ai plus rapport au texte lui-même, en l'explorant à voix haute, comprendre les temps, les rythmes : s'il y a un secret de Rabelais, c'est ici. Je ne pense pas que Jean Audeau aurait été d'accord. A chacun son chemin.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 18 novembre 2005
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