compressions d’Edgar Poe
technique indicative de composition fantastique

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ou un autreTumulte au hasard  : mur de la mort

Je prolonge autant que je peux cette [liste d'articles à écrire->127]. A mesure que j'y note une idée, un lieu qui me revient, un fait divers qui pourrait être développé et raconté, je découvre que ce n'est pas forcément la peine. L'idée se suffit telle quelle, en ses quelques mots. Je viens d'écrire, dans cette liste d'articles à écrire, la phrase suivante ; « Liste des modèles à emprunter, modèles à éviter. Faire à distance, sans relire, une fausse table des matières de tout Edgar Poe où chaque histoire serait résumée en trois ou cinq lignes. Tenter vraiment d'être exhaustif : liste de toutes les nouvelles d'Edgar Poe dont je me souvienne. » L'idée, alors, serait que ces compressions en quelques lignes ne laissent pas forcément deviner l'histoire de départ. Les histoires les plus reconnaissables, bien sûr, resteraient reconnaissables : le diable dans le beffroi, le cœur révélateur, l'atroce histoire des dents de Bérénice, évidemment cela démontrerait son Edgar Poe à des kilomètres. Mais qu'on essaye avec {Le Puits et le pendule}, et on sera déjà tout proche de certain Beckett. J'aime, chez Edgar Poe, les géométries. Depuis des années, je me suis promis d'écrire une sorte de commentaire de quelques histoires pour moi les plus centrales, depuis leur organisation narrative.Et principalement Descente dans le maëlstrom et Manuscrit trouvé dans une bouteille. J'avais acheté, paru chez Klincksieck, probablement courant des années 80 (il me semble que j'ai toujours eu ce livre) un essai qui s'intitule : {L'invention d'Edgar Poe}. Et j'ai du mal à trouver l'origine de ma lecture de Poe. Cela a commencé par ce fil lesté du scarabée et descendu par l'orbite du crâne, et le trésor au bout de la pelle. J'étais enfant, le livre - de tout petit format - faisait partie de l'armoire vitrée du grand-père maternel, c'est depuis {Le scarabée d'or} que j'ai lu les {Histoires extraordinaires} et leur suite. Donc évidemment l'intégrale d'Edgar Poe, même plus tard les poèmes les miscellanea de l'édition américaine, ou les nouvelles non traduites par Baudelaire, et qui n'ont pas de magie. D'où le fait donc, de cette idée que j'ai écrite à la fin de la phrase plus haut citée comme projet d'article à faire : liste des histoires d'Edgar Poe dont je ne me souviens pas. Et bien évidemment le paradoxe : si je ne m'en souviens pas, je ne peux pas les inclure à ma liste. Là, tout de suite, je sais qu'il y a {Ligeia} et {Eleonora}, si je les relis, je saurai tout de suite de quoi il s'agit et comment, mais à distance je suis bien incapable de les distinguer, et même de les résumer. Je sais qu'il y a un {Colloque de Monos et Una}, pareil. La révélation faite à un monsieur Bedloe ou Bedford je ne sais plus mais c'est un titre, ou bien je mélange. {Conversation avec une momie} se prêterait à l'exercice. Combien de titres exactement je pourrais aligner, sans rouvrir le livre ? Ici, le principe de ce livre, c'est une arborescence qui se développe à mesure qu'on avance. J'ai redécouvert l'été 1980, très précisément à Laval, département de la Mayenne, les histoires d'Edgar Poe. J'en sais précisément les circonstances. C'est amusant, parce que je découvre là tout de suite, en écrivant cette phrase, qu'il s'agit de cet {été 80} que je connais très bien, désormais, par le livre de Marguerite Duras, tandis que depuis mes souvenirs personnels je serais incapable de rien retrouver qui soit la trace du monde extérieur. J'ai des souvenirs précis de ma propre histoire, voilà tout. D'une marche à pied d'une dizaine de jours en Bretagne, et que je suis immensément secoué par cette lecture faite avant le départ, cette nuit à Laval, chez les gens qui m'hébergent (je n'ai pas souvenirs qu'ils aient pourtant tant de livres, et me revient l'image de l'appartement, l'image aussi de l'hôpital où travaillaient mes hôtes). C'est que je n'avais pas relu Edgar Poe depuis l'adolescence. C'est que j'avais repoussé Edgar Poe à des souvenirs d'adolescence. Je ne sais plus quelle histoire, ouvrant le Pléiade au hasard, je venais de relire. Sauf que quelques jours plus tard, marchant à pied sur les côtes de Bretagne, lesté d'un sac à dos et de très peu d'argent, traversant Lannion je rentre dans une librairie et m'achète le Pléiade Edgar Poe que j'ai toujours, le lis intégralement. Je l'ai lu et relu depuis, et cela fait vingt-cinq ans. Jamais passé d'année sans y relire : alors je ne serais pas capable de faire cette liste, et ces résumés ? Mais ce n'est pas un hasard si je me suis pour l'instant refusé d'ouvrir cette trappe, la rue Montyon, ce qui m'amenait à Laval en Mayenne, autres chambres et chat et piano. Metzengerstein en trois lignes. Le portrait ovale. La maison Usher. Le mot fuligineuse. Resterait à m'exécuter. Et, depuis ces figures en trois ou cinq lignes, revenir à la ville d'aujourd'hui, avec ce sentiment diffus de peur, cette évidence de grande étrangeté, et ces couleurs mordorées sur fond sombre qui sont la marque des grands rythmes Baudelaire. Aussi bien, je pourrais tenter la liste inverse Se servir de ces compressions pour réinventer autant d'histoires. Une fois de plus j'écris dans le train, une fois de plus sans livre. Quand j'ai effacé la phrase que je venais d'écrire dans ma liste d'articles pour plus tard, et que je l'ai reportée ici, j'ai pensé : enfin un article qui sera bref, qui s'en tiendra à l'idée, qui ne dépassera pas les dix lignes. J'y décroche l'appartement de Laval qu'il me faudra un jour décrire, la ville de Lannion et ce qui m'y relie familialement, comme la visite ultérieure que j'y ai faite en dormant chez Yvon Le Men, la conversation au cours de la nuit et le départ au lendemain dans un brouillard incroyable (je ne le ferais plus aujourd'hui). J'y retrouve mon Pléiade usé et abîmé désormais, mais par lequel, parce que je m'y vois l'y relire, je retrouve l'appartement de Berlin Storkwinkel et ce hameau des Alpes de Haute-Provence qui à lui seul est un pays un peu fantastique, en sa vallée circulaire iséolée, comme une nouvelle de Poe. Et le souvenir d'enfance au {Scarabée d'or} ou le mot COFFEE à l'envers, au début de {L'Homme des Foules}. Je dois la prolonger, ma liste : c'est ce dont je ne me souviens pas, qui seul compte. Vérifier, dans le Pléiade usé, dès mon retour tout à l'heure : de quoi donc je ne me souviens pas dans Edgar Poe et pourquoi ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 25 novembre 2005
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