perception de l’autre
d'un face à face

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ou un autreTumulte au hasard  : matériau

Ce qui reste après une rencontre. On est resté deux heures en face à face, on avait pris un café confortable, je prenais des notes dans un carnet. Après on a marché dans la rue, c'est une autre perception, à quelle hauteur sont les épaules, et comment paraît le visage qui vous regarde : une proximité plus grande. Puis dans un autre bistrot, mais plus question de prendre des notes, on se raconte, on mange un plat japonais. Il reste des inflexions de voix. Il reste la façon d'organiser les mots, mais sans les mots. On s'est séparé des paroles, celles qui sont en attente dans le cahier. Comme avec les acteurs, je sais avec précision ce que je retiens : les mains, par exemple, j'ai une très grande mémoire visuelle des mains, et de la posture, de l'attitude. Elle, sa façon d'avoir haut les épaules, et ce qu'on sent d'une respiration : cela se travaille, la respiration. On le perçoit, ceux qui travaillent leur respiration : on met longtemps à savoir ce qui retient en soi le tigre, mais aussi le convoque. Dans les rencontres importantes, elles sont rares, cela passe non par ce qu'on connaît ou reconnaît, mais comme on perçoit une architecture : non plus celui ou celle qu'on écoute et qu'on voit mais au-delà, comme une signature. Une façon de se mouvoir, d'occuper le grand dehors. J'ai ce sentiment avec les corps et les architectures. Je tenais ensuite comme chaque mardi après-midi mon stage avec les enseignants, c'était chaleureux, même facile parce que de la confiance circulait (pourtant je parlais d'Artaud) et leurs textes étaient denses. Ensuite c'était ailleurs dans la ville, un sixième étage en travaux, une histoire de chambre à louer, des questions d'argent et de peinture, et chaque fois sous-jacent c'était comme de m'interroger : ce fantôme à l'intérieur de ce que je voyais et j'entendais, précisément cette architecture, sa rémanence. Non pas le souvenir précis du visage, mais la façon de le tenir, et comment cela va avec une voix. Comme en ce moment je lis beaucoup Henri Michaux, m'être dit : c'est la présence en moi d'Henri Michaux, les textes ou lui-même fantôme revisitant n'importe quelle conversation de travail, l'intuition qu'on tente ensemble d'avoir, ou alors parce que se superposait à elle, qui me parlait, le visage récemment croisé de M. P., la compagne de Michaux, évidemment la communauté des visages avec elle que j'avais devant moi, quand bien même deux générations séparent les âges ? Elle me racontait une marche, au bord d'un lagon, cinq heures de marche : « c'était obsédant comme c'était vide ». En fait, je comprends maintenant, et pourquoi j'ai besoin de noter ces mots : l'image de celle qui marche. Elle dit qu'elle était seule, que c'était très tôt le matin mais déjà l'immense chaleur de là-bas. « Rien devant pour m'arrêter, elle dit, je marchais pour voir s'il y aurait une fin. Elle dit : « plus je marchais, plus j'étais exaltée. » Comment c'est possible, que quelqu'un continue ensuite de vous marcher alors dans la tête, que la sensation vous en poursuive jusque dans ce travail qu'on fait faire à un groupe sur Artaud, jusque dans cette visite d'une chambre à louer, dans un sixième étage en travaux près de Trocadéro ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 novembre 2005
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