trois cent dix fois sexuel
journal du soir

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ou un autreTumulte au hasard  : que la vue tourne son télescope

Pas envie de s'occuper du monde. Les titres lus à la va vite sur l'écran, à peine survolés les articles. L'impression d'une espèce de peau de douleur qu'on porterait, où tout viendrait racler. Pire certains jours, et ce n'est pas la faute du journal, juste c'est celui que je lis, voilà. Ce qui fait que j'écris, alors que fin de journée, alors qu'autre chose à penser, parce que ce soir mal aussi dans l'ordre du symbole et de la langue : en février dernier, la droite impose un amendement à une loi concernant l'obligation pour les manuels scolaires de faire part du {côté positif de la colonisation}. C'est pour tout ce qui n'est pas député UMP comme une tache sale, qu'on nous force nous aussi à porter. Une {tache intellectuelle}, dirait Lautréamont, plus lourde que tout le reste. Aujourd'hui, la droite refuse de revenir en arrière sur cet amendement, double insulte. Titre : greffe partielle du visage réussie. Titre : {la folie des mégacollectionneurs d'art contemporain}, l'art comme le football, l'argent s'y engouffre pour creuser les écarts et couper toute idée de sens. Reste ce jeu de milliardaires prenant leur bonheur à s'encoquiner chez gros comme une équipe de foot d'artistes qui savent les recevoir, en ayant grâce à eux les moyens. Ce n'était pas le cas d'Hélion, pourtant désormais bien en cour, et encore moins de Chaissac. Duchamp en avait fait son vocabulaire. Souvenir de Raymond Hains, croisé à Melle cet été avant son décès, de Jacques de la Villeglé, avec qui on va travailler bientôt, et le sourire comme dans les nuages de l'immense Christian Boltanski, moi je l'appelle roi de la lune, intérieurement, quand on se voit. Reste ce tapis de fric, qui s'avoue ici jouer pour rien - remettez moi trois Jeff Koons. Mort de froid dans sa voiture. Ce type chômeur dans les Vosges. Expulsion pour trois sous, rien, une misère, juste la veille du jour où il n'aurait pas été possible de l'expulser, cause hiver. Lui aussi, ce type, depuis dix jours on le porte comme collé à nous, on le porte sur notre dos. L'hypothermie, la buée ou le gel sur les vitres de la bagnole, là garée en pleine ville sur un parking, pas loin d'un réverbère. Mort en douceur, ralentissement et plus rien. Mort de froid. Il dormait dans sa voiture : l'impossibilité même de parler, d'appeler au secours ou de crier. Ou bien pire : faites-le tant que vous voudrez, qui écoute. Remplissez vos papiers, déposez le dossier. Tâchez de vous débrouiller. Et lui il se tait, il meurt. Il s'appelait Sylvain Schiltz : y aura-t-il là-bas, un jour, en notre nom à tous, une rue Sylvain Schiltz ? De l'eau dans les profondeurs de mars. En dix-huit mois Firefox est parvenu à ébranler l'hégémonie de Microsoft (on découvre que trois ordinateurs sur quatre fonctionnent encore avec Explorer, les pauvres). {Le droit d'auteur affronte le choc du numérique} : j'ai traversé ce choc-là, puisque mon seul droit d'auteur revendiqué ici c'est le droit de mettre en place ces textes, et le modèle économique je ne sais pas. On trouve de l'argent ailleurs, voilà. Pas avec les mots qu'on met sur la lecture du journal, la honte à l'amendement sur la colonisation (ah si, j'ai aimé le lire, l'article, ce qu'ils disent, les députés de droite, et l'impression quand on se promène dans leur tête, par leurs mots, que c'est une misère bien pire que ce qu'il devait rester de misère et d'objet dans le dénuement de Sylvain Schiltz). Mode de vocabulaire : en ce moment, c'est dans tous les journaux, le même tic, commencer sa phrase par {quid}. {Quid de}... Ça fait penseur au coin du feu de bois avec sa pipe, ça garantit votre indépendance et votre capacité de recule. Soudain, on lève son regard sur l'interlocuteur comme si on venait de s'apercevoir de la question que ça pose. Détails sur la mort de Sylvain Schiltz : le studio qu'il louait, et n'arrivait plus à payer, loyer cent euros. La voiture, même pas sur un parking près d'un réverbère, je m'étais fait une idée, même pas dans la proximité des hommes, dans un coin de la ville, non : à l'écart, à l'orée d'un bois. Sa famille : « quelqu'un de discret, qui parlait très peu de lui-même ». Il faisait des remplacements dans les déchetteries, là où vient de se débarrasser de notre consommation usée, les vieux meubles, les vieilles télés, les cartons et emballages des produits neufs, le verre de ce qu'on a mangé, les encombrants, les monstres (leur vocabulaire). Dix-huit lignes sur la pièce de Pagès et Wastiaux consacrée à Marinus van der Lubbe, Hollandais retrouvé mort dans le Recihstag incendié. « On suivrait avec intérêt ce projet », termine l'article. Est-ce si utile de vouloir tripoter l'histoire avec nos mains, nos mots, et le corps des acteurs qui s'y prêtent, pour entrer plus au contact de l'énigme ? Petites lignes dans tout le bruit du reste, comme si notre boulot ne pouvait être vu qu'au télescope, dans les phrases sages des commenteurs. {La hausse des taux calmera le marché immobilier}, je ne lis pas, c'est chez les autres. J'entre le mot {peur} dans le moteur de recherche du journal : cent soixante-et-une occurrences depuis un mois ({161 éléments publiés "depuis un mois" avec le(s) mot(s) ou expression(s) "peur" dans "tout l'élément" et classés par "pertinence"}. J'ai toujours aimé tripatouiller dans les mots tout faits. Ce bruit de la langue confrontée à elle-même, dans ce brassement de cailloux du monde. {Passer l'hiver sans bottes, c'est risquer la faute de goût}. Je reviens à cet article sur une greffe partielle du visage, à qui il faudrait changer le visage, au monde, ou à nous-mêmes? {Le prélèvement a été effectué sur un donneur en état de mort cérébrale}. Rubrique Culture, on s'autorise quand on a fini les choses graves: {Les artistes ont une activité sexuelle plus active que la moyenne, selon des chercheurs britanniques}. Donc : {Les poètes et les artistes ont davantage de partenaires sexuels, mais aussi des taux de dépression plus élevés}. Donc : {Nous avons trouvé que c'était le cas à la fois chez les femmes et chez les hommes, ce qui nous a bien surpris}. Donc : {Il se pourrait que les gens très créatifs aient un mode de vie bohème et aient tendance à agir davantage sous le coup de leurs impulsions sexuelles et des occasions qui se présentent à eux - parfois uniquement par désir d'expérimenter, d'ailleurs - que la plupart des gens}. Donc : {la vie sexuelle parfois frénétique des artistes est souvent tolérée, même par leurs partenaires stables, qui semblent ne pas toujours attendre d'eux loyauté et fidélité, affirment les chercheurs}. Je me trompe, c'est le mot {artiste} qui m'a induit en erreur, c'est la rubrique Sciences, et pas la rubrique Culture. {L'activité sexuelle augmente avec la créativité}, alors ce tumulte est évidemment trois cent dix fois sexuel si c'est ici le trois cent dixième article. Revenir à Sylvain Schiltz. Porter encore demain la tache des aspects positifs de la colonisation. ----
source: Le Monde, daté jeudi 1er décembre 2005 _ photo : pendule de Foucault, Besançon, musée du Temps

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 décembre 2005
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