des livres perdus
le grenier où je fus enfermé

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ou un autreTumulte au hasard  : sensible

Dans la liste des livres perdus, ce sont toujours les plus anciens qui réveillent la sensation mentale la plus aiguë : dans le vocabulaire de nos sensations de lectures, celle qui tient au livre perdu, au livre qu'on ne retrouvera pas, est infiniment précise et singulière. Encore le mois dernier, à Rennes, une fin de matinée avec du vent, des averses et du soleil, je fouillais les éventaires d'un marchand de vieux livres sur un marché du centre-ville. Le livre miraculeux autrefois perdu ne s'y trouve jamais. Mais il y a tant de livres qui dialoguent avec lui : navigateurs solitaires, récits de voyage, épisodes d'histoire, ou ces vieux Balzac qui ressemblent tellement à la couverture et la reliure de la première fois qu'on l'avait lu. Je n'achète rien. J'étouffe déjà sous les livres, c'est un énorme problème de place, de les retrouver sous les éboulements, derrière les vélos des gosses, en deux épaisseurs sur les étagères, avec d'autres empilés devant à plat. Les livres perdus tiennent bien moins de place : la place seulement du souvenir. Un livre de pliage étant enfant, on fabriquait ce qu'on voulait d'une feuille de papier, du moins on pouvait le rêver. J'ai souvent regardé des livres similaires, sans retrouver l'identique. Mais les dessins de géométrie étaient beaux. Non, pas de liste des livres perdus, on n'a même plus le titre ni l'auteur. Seulement, cette sensation de l'histoire. Comment ça vous emmenait, les villes qu'on y traversait. Ce qu'on écrirait ne serait qu'une suite d'éclats qui resteraient d'eux, les livres disparus, et qu'on tâcherait de refaire, selon cette nuance qui nous reste, mal identifiable et qui pourtant revient si facilement, là, dans l'éventaire des vieux livres d'une brocante, le réflexe dont on n'a jamais pu se défaire d'aller y voir. J'en connais de plus acharnés, reconstituant des collections de policiers ou d'aventure, poursuivant leurs Jean Ray jusqu'à l'impossible complétude. Je me laisse faire pour des essais, quand j'imagine qu'ils m'apporteraient une vérité tout aussi impossible sur les grands textes d'énigme, Rimbaud par exemple. Ils rejoignent finalement les empilements du garage. Ce matin, à Pantin, des employés de la ville, dans la pièce de service de la bibliothèque, déballaient de cartons triés par âge (8-10, 10-12 et ainsi par deux ans) des livres destinés à être offerts en cadeaux aux gamins du personnel municipal. Je n'y ai qu'à peine prêté attention. Ce soir, en atelier d'écriture, j'ai parlé assez longuement de Rimbaud, et de la phrase « dans un grenier, où je fus enfermé à douze ans, j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine ». Je m'en voulais d'écrire cette page : variation trop confortable, chacun les connaît, ses livres perdus. Je découvre que c'est seulement la superposition des cartons de Pantin, les livres pour les cadeaux, et de la phrase de Rimbaud. Et quel livre j'y ai perdu, moi, dans le grenier ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 décembre 2005
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