de l’art de dissimuler ses traces
peut-on se charger seul de ce qu'on demandait avant aux autres ?

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ou un autreTumulte au hasard  : sujet

Qui aimerait que deux temps séparés de sa vie soient soudain opposés face à face ? Toi, moi ? {Il dit : Juste un bloc, et dans ce bloc tous éclats mêlés, compacts. Des linéaments du temps dans la parole faite masse, avec quelques images.} C'est sur un parking d'autoroute, c'est dans la rue à la sortie d'un spectacle ou bien carrément chez des amis bien attentionnés. C'est par hasard : je n'avais aucune envie de le croiser, ni vous, ni lui. Moi non plus, je n'ai pas souhaité cette rencontre, je ne l'ai pas provoquée. Et moi, je fais quoi entre vous deux : je dois comprendre quoi ? {Il dit : - Au début c'était l'idée d'une rencontre réelle : un type est avec une fille, sa compagne, ils se trouvent brusquement en présence de la fille avec qui le type était auparavant, c'est classique.} C'est du passé, c'est fini, seulement du passé. Partons, rien à dire, rien. Bien sûr, qui vous retient ? Pas moi. J'aimais. Nous habitions ensemble. Tu aimais aussi, disais-tu. Un premier tissu, le présent, et puis ce qui s'énonce aussitôt directement depuis le temps évoqué. Comme dans sa propre tête toutes les époques de soi crient ensemble. {Il dit: - Le samedi on sortait, le dimanche c'était la famille et puis le soir on lisait côte à côte dans la chambre à crédit. Je te disais : j'ai souci. Je te disais : je me réveille la nuit et ne m'endors plus, les pensées tournent et tu disais : homéopathie, acuponcture et voyages.} Balzac en proposait même un genre d'exercice. Résumé de la situation, celle-ci, un homme, deux femmes. Et, dit Balzac : trouver cent variations, cinq lignes chacune. Cases jaunes. Elles s'éclairent. S'éteignent. Rideaux, tirés, ouverts. Fenêtres ouvertes et puis là-bas les rues profondes, le dédale des courbes, et les enseignes. Vivre est bon : c'est tout ce que tu savais répéter. {Il dit : - On aurait pu rester ensemble, longtemps. Je sais, mais elle était venue et puis voilà. Ça ne pouvait plus durer. Alors fais le, pars avec elle. Savoir pourquoi tu viens à moi et qu'est-ce que je veux de toi. } On voit aussi des images, période un, période deux. Ils sortent des cinémas. Ils se parlent. Ils sont coude à coude dans les bars, des musiques sortent des portes. Tout est propre, ils vivent dans leur ville comme partout en visite : le bonheur est-il si petit ? {Il dit : - Ça faisait très vite scène de ménage. Les deux femmes avaient conception différente de la vie, très bien. L'homme, lui, ne savait pas choisir, jamais : c'est habituel. Le bonheur est toujours provisoire.} La maladie grise ronge la terre, lèpre des pavillons où leur vie s'ensable : fini de penser, on a ses pantoufles. Pourquoi tu lui adresses encore la parole ? Tu m'en voulais. Tout ça de fausses excuses. Je l'avais quittée, nous vivions ensemble. Tu me disais : bouge, secoue-toi, remue. Parce que ton inquiétude passait la mienne. {Il dit : - Je nourrissais le texte de mes propres images. Une vie : ce que je voyais de ma fenêtre. Une autre vie : plus de fenêtre, mais marcher dans la rue. Encore une vie : la chambre où j'étais seul, et plus les affaires des autres, plus sa voix à elle ni rien. } Je m'asseyais, te disais : abandonne-toi, oublie, tranquillise-toi. Tout allait trop vite, toi : que faisons-nous ce soir, quel livre lis-tu, à quoi penses-tu. Je n'ai pas le droit donc, de rien ? De penser à rien ? Je suis né dans cette ville. Face stérile de la terre. Du ciment. Escaliers sales. Les tranchées où vont leurs coques bruyantes de fer. J'avais changé, tu ne voulais pas le voir. J'aime les endroits qu'elle garde en elle, un coin de cour, un jardin, qui sont comme, en son coeur même, tout ce qu'elle renie. Bien sûr on avait tenté sur une scène de théâtre : un acteur, deux actrices. Mimer la situation comme si elle se passait dans la vie ordinaire, les paroles venaient en décalage comme dans un grand ralenti. Finalement, ils faisaient quoi, les deux acteurs qui écoutaient quand le troisième parlait, ça ne marchait pas du tout... {Il ou elle dit : - J'ai aimé rester longtemps avec la même fenêtre en mansarde et mon coin de jour, et le magasin en bas de la rue commerçante où on vous nomme et on parle. Ceux que j'ai accueillis, je leur ai demandé de respecter mon jardin. Ensemble on avait marché, voyagé, lu, appris, on avait des amis : que souhaitais-tu d'autre ? Sourire d'avance comme on s'essuie les pieds sur un paillasson, moi j'avais rêvé autre aventure. Tu disais m'aimer. Je n'aime pas m'extasier, ni d'une fleur ni d'une soirée, ni de soi-même dans la chambre. Tu étais perdu, oui. Je t'ai pris, tu disais revivre, tu mentais ?} Alors j'avais remis toutes ces phrases en vrac : ils sont trois et c'est comme fouiller dans un sac, on soulève telle parole, telle autre, et chaque fois c'est comme un habit provisoire, un déguisement. C'est une scène, un bout de vie, c'est il y a trois ans, il y a cinq ans, ou avant-hier. Et la rencontre à trois : elle ne s'est pas produite et heureusement. Mais cela pourrait être demain, ou là dans la rue tout de suite, même en sortant de cette salle. Est-ce qu'on la souhaite ? Est-ce que tout ce appareil de mots brassés n'est justement qu'une sorte de convocation rituelle : faire surgir devant soi les anciens fantômes ? On a un passé, c'est comme une valise. Et le bruit ne cesse pas, la nuit même trouée d'alarmes, le tremblement du sol au matin qui redevient perceptible et le ciel jamais pur, fourmilière de solitudes qui ne connaissent pas la trêve. Et même après le cinéma s'en aller boire dans ces bars, parce que rentrer t'aurait semblé trop banal. Ou bien au contraire la mode était de fermer portes et volets et mépriser le reste des vivants, s'absorber ou faire semblant dans ce qu'on porte dans la tête. Plus personne n'était digne de te parler. On n'avait donc plus que si peu à se dire ? Continuer, se dire : rien n'est aujourd'hui qui sera demain. {Il dit : - Je m'imaginais lire ce texte moi-même, sur scène. D'ailleurs, je le fais. Je sors une phrase et puis une autre, et moi seul sais à quoi dans mon passé elles s'appliquent. Et puis dans son sac on retrouve un visage, et un autre visage : on referme le sac. Je ne suis pas ton histoire. J'ai vécu, changé et durci. Aujourd'hui je ne te reprendrais plus, je ne te fréquenterais pas. Qu'aurait-il fallu accepter qui soit chevaucher au-delà de ce qu'on se croit soi? Tu ne l'as pas voulu. Si même se tenir par la main n'est plus possible, et cela seulement tu en aurais pleuré. Arbres maigres d'un ancien square, aux branches désolées d'hiver. La ville recommence, son coude à coude de frictions, et ceux qui dorment ensemble se séparent, on reprend au matin le même chemin. Il dit : - Est-ce si mal ? Est-ce que même tu as besoin d'écrire tout ça pour savoir que tu n'avais pas d'autre chemin, et qu'à chaque étape c'est rompre qu'il faut construire, que cela seul lance vers l'avant ? Et la petitesse pourtant où rétrospectivement tu te sens, concernant toi-même, cette intimité de toi-même, le frousse pour savoir que non, même maintenant tu n'y échappes et qui craindrais-tu qui surgirait pour te le dire, te le dire en face ?} Je vis seul et c'est tant mieux. La ville au matin, soleil rasant et tout va par pans jusqu'à l'infini des fenêtres, la force des hommes la sens-tu avec toi. Et si un homme seul ça préfère vivre comme ça, et refermer le sac et les poches, la valise, les secrets, les visages, le temps. La vie est malade ce soir. Et qui parle ? Quelle silhouette sans visage appelle d'écrire, soi-même et parce qu'on ne pourrait l'assumer soi, ce il dit ? Temps faible. Trou. Ne pas ouvrir toutes les trappes. Ne pas avoir le droit, quand bien même à portée d'œil, en soi, elles béent.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 décembre 2005
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