Pantin, canal de l’Ourcq
d'une utopie sociale bien singulière

retour sommaire
ou un autreTumulte au hasard  : qui s’arrête dans la rue

Les archives n'étaient pas si précises. On vous disait fréquemment ici, dans la ville, qu'autrefois c'était simplement une usine. Ou bien l'utopie de rassembler en un même lieu différentes activités industrielles : ça avait été le cas dans plusieurs des villes voisines à l'époque, que ne pouvait-on pas dresser de châteaux dans le ciel, d'hymnes à l'activité humaine pourquoi pas, avec de simples poutres de béton. Mais c'était plutôt parce qu'aujourd'hui encore, à cause de ce bras d'eau qui desservait ici la ville, l'alimentait en matières premières, le tissu des usines était continu jusqu'à la capitale.
Ceux qui étaient versés dans l'étude des archives, même sans détenir de véritable histoire et s'étonnant eux-mêmes de l'absence de dossiers (mais c'était fréquent, dans le cas d'opérations gênantes, ou qui ne réussissaient pas comme on l'avait souhaité, de préférer en effacer les traces administratives), se souvenaient de ce rêve qu'on avait eu, au contraire, de mêler aux activités professionnelles lourdes la présence d'artistes. On manquait terriblement, à l'époque, d'ateliers d'artistes. Et puis les écrivains, par exemple, n'en avaient jamais, de local, et les danseurs pas plus. On avait le rêve d'établissements comme celui, ancien et éloigné, de la Villa Médicis : on trouvait cela bourgeois, en banlieue, les prix de Rome. On en voulait une version plus engagée dans le siècle. Alors paraît-il les architectes s'y étaient mis. On voulait un bâtiment bien repérable dans l'espace. Un bâtiment suffisamment compact pour que ceux qui y vivent n'aient quasiment pas à en sortir, et puissent sur place se croiser, circuler de chez l'un à chez l'autre, avoir des livres, des matériaux. A travailler ensemble, ils inventeraient autrement, pensait-on. Il est sûr et vérifié que trois années successives on mit au concours ces appartements et ateliers de béton brut. La capitale à quelques dizaines de minutes, la desserte en métro, la vue sur l'eau et le canal, toutes les vieilles professions et la diversité des métiers présents aussi dans les rues voisines, y compris les fondeurs, les imprimeurs, on en attendait vraiment beaucoup. On a bien insisté auprès des artistes choisis : ils pouvaient prendre leur temps, se ménager d'abord quelques mois, pourquoi pas quelques années, à se fréquenter les uns les autres, apprendre à découvrir ce qu'ils avaient chacun à retirer de l'art et du métier de l'autre. Et que la dimension imposante, exagérée, du bâtiment, appelait des œuvres tout aussi excessives : on avait, tout en haut du bâtiment, prévu une sorte de musée bibliothèque ou tout ce qu'ils produiraient pourrait s'accumuler. On dit qu'à l'époque, dans l'euphorie de ce lien de l'art et du travail, ils furent d'abord quelques dizaines à se risquer à habiter là, qu'ils se sentaient un peu perdus. Mais que lorsqu'ils furent deux cents, avec les familles, les enfants, cela bourdonnant dedans comme une ruche, et qu'on y travaillait ferme. On avait complété par d'élémentaires commodités : des repas livrés depuis les cuisines collectives de la ville, et les quartiers environnants ne manquaient pas de petits restaurants ouvriers. Plus tard, parce que les moyens qu'on leur accordait n'étaient pas si extensibles, on les voyait souvent marcher à pied, avec des sacs de plastique, jusqu'aux supermarchés proches. La chronique ensuite se fait plus maigre : lorsque quelques-uns se trouvèrent les premiers empêchés de régler la contribution symbolique qu'on leur demandait pour l'occupation des locaux, on leur demanda de partir, laisser leur place à de plus jeunes. La solidarité à l'époque était grande entre artistes de disciplines même diverses : ils se rassemblèrent pour empêcher qu'on déloge leurs camarades. Ils s'enfermèrent, et plus aucun d'eux pour ne régler cette contribution. Les premiers mois on en parla beaucoup dans les journaux. Il y eut des tentatives de la police : mais l'architecture avait été prévue justement pour éviter une telle intrusion. Juste, désormais, les voyait-on moins, ou quasi plus, sur les balcons et galeries qui symbolisaient à l'origine le lien du grand bâtiment et de la ville.
Lorsqu'on passe près, on entend encore des coups de marteaux, parfois des appels. On dit que certains des types qui vivent là depuis maintenant trente ans ont fait paraître des livres, et d'autres ont livré leurs toiles et sculptures, et qu'on serait peut-être surpris, à tel nom connu de la littérature ou des arts, à apprendre que cet homme, cette femme et leurs enfants ont persisté à vivre là. Plus personne pour chercher à les faire déguerpir. La ville simplement les contourne. L'art ni la littérature ne changent plus rien à l'ordre du monde. Moi je regrette que lorsqu'on se présente à leur porte ils se refusent à faire confiance. J'aurais aimé visiter. On dit aussi que certains ont disparu, tout à fait naturellement : c'était la mode de se soigner soi-même, de ne recourir à rien de la société qui vous environne, et que dans la cour intérieure, comme dans les cloîtres d'anciens monastères, ils ont gardé leurs morts. Je suis persuadé qu'il serait temps, avec eux, de réaliser le vrai inventaire de ce qu'ils ont produit, en pleine ville et isolés pourtant. Peut-être des écrits singuliers sont-ils abandonnés dans telle ou telle alvéole de béton, puisqu'on voit bien qu'ils n'entretiennent plus la totalité de leur grand bâtiment, se sont réfugiés dans telle galerie, qu'il y a certes eu des défections. Il faudrait renouer le contact. Réapprendre à leur parler.

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 17 décembre 2005
merci aux 869 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page