faudra-t-il en enrayer le trafic ?
si la question du voyage devient problématique

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ou un autreTumulte au hasard  : vivre dans l’idée des autres

Les faux billets de chemin de fer devenaient vraiment un problème. Je ne peux pas protester sur le fond : j'en use aussi. C'est comme le téléchargement musical. On est contre le téléchargement gratuit des disques des amis : on parle de Sergio Teyssot-Gay, on ne le dupliquerait pas même pour ceux qu'on aime, mais télécharger on se le tolère parce qu'allez trouver même d'occasion un disque de Gun Club. Pour ces billets de chemin de fer, c'était comme les cartes grises de voitures : ce n'était pas aussi compliqué que la fausse monnaie, et on supposait que le trafic partait directement de ces guichetiers rarement souriants, facilement impolis, qui vous recevaient quand vous souhaitiez acheter à la régulière. Les employés aimables ne devaient pas se mouiller dans le trafic. Enfin, pour ce qui nous concernait, à Saint-Pierre des Corps. Mais la liaison facile de cette gare à Bordeaux (2h30), à Lyon (3h), à Lille (3h), à Nantes (2h) et non pas Paris qui était évidemment trop surveillé mais le double quai de la gare TGV de Massy-Palaiseau avait facilité que s'y enracine ce commerce parallèle, c'était maintenant de notoriété publique, demandez à n'importe quel magistrat (ma voisine d'en face par exemple). Donc, comme pour ces cartes grises de véhicules qui avaient tellement proliféré que les policiers n'y jetaient plus qu'un vague coup d'œil, tout cela partait des camions qui livraient ces hautes boîtes de carton verticales avec mille billets en serpentin. Quand on leur livrait deux cents de ces boîtes sur une palette d'une tonne, et quatre palettes chaque deux mois, peu importait qu'un carton de mille s'égare au passage. Nous on achetait ça par liasse de quarante, moi à Massy parce que Saint-Pierre des Corps j'y suis trop repérable : tous ceux de Tours faisaient ainsi (et le contraire pour les Parisiens). Ensuite, il n'y avait qu'à imprimer. Il fallait une certaine familiarité avec l'emplacement des sigles, des horaires. Le mieux pour donner confiance, c'est ce qu'on faisait nous autres, c'était d'imprimer aussi la référence de notre véritable coupon de réduction dit Fréquence légalement acheté. Un petit programme informatique téléchargeable, on trouvait ça facilement sur les forums, vous aidait à imprimer les noms de code en fonction des dates de ventes supposées. Bon, voilà, on se plaçait ensuite dans le train comme on pouvait, parce que les places étaient numérotées et souvent prises par ceux qui voyageaient encore en payant. On avait des astuces, elles commençaient elles aussi à s'éventer. Prendre les places 90 à 108 de la voiture 9, dans les algorithmes de répartition elles sont attribuées dans les dernières, et réservées aux groupes. On évitait la première classe, on faisait attention de prendre les trains heure de pointe, où les contrôles sont moins fréquents, et plus souvent les gens à d'autres places que les leurs assignées. Pourquoi je raconte ça ? Jusqu'ici, depuis deux ans en tout cas, tout se passait à la normale. Seuls nous les habitués on préférait acheter (je le répète, par liasses mais à Massy, au bout du quai, directement à un employé terne, et selon qu'on avait déjà l'indication de ce qu'on cherchait et pourquoi. Cela se faisait sans phrase, très vite. On aurait dit ces échanges de drogue, à travers les grilles du métro Barbès, il y a encore sept ou huit ans. Mais la prolifération de l'informatique, d'imprimantes assez complexes, la diffusion de ce programme téléchargeable pour que les indications des billets soient compatibles avec la vraisemblance, avait démultiplié la proportion de ces faux billets. Pour nous, aucun remords, ce n'était pas des voyages loisir, juste les allers-retours boulot. Mais il y avait de plus en plus ces gens qui prenaient le train uniquement pour meubler le temps. Ils allaient de Lyon à Marseille ou de Lille à Tours, ou allaient se promener de Saint-Pierre des Corps à Paris, uniquement parce que cela devenait gratuit, qu'on voyageait assis. C'est une nouvelle catégorie de population, en fait. On va à Lyon et on en revient juste pour se dire : j'étais à Lyon, j'ai vu les magasins. Ou bien, s'il s'agit de mes étudiants : formidable l'expo aux Beaux-Arts, c'étaient des copains. Cette catégorie de gens, qui n'est plus régulée par la contrainte d'achat du billet, vit le temps différemment. On s'habitue à être dans le train, à y avoir son ordinateur, sa musique, ses vidéos. Là où on arrive, on se promène, on s'amuse, on se distrait, on a des visites à la famille, à des amis. Les trains, tout le monde l'a remarqué, sont de plus en plus occupés par des gens qui n'ont rien de spécial à faire là où ils vont. On dirait qu'ils montent là pour dormir. Les contrôleurs s'obstinent sur ceux qui payent, n'ont pas réservé comme il fallait, ont oublié de composter (quand on n'a pas payé son billet, on ne risque pas d'y manquer), et laissent tranquille cette masse indifférente dont ils savent que les billets vierges ont été achetés directement à leurs collègues. Et que pourraient-ils nous reprocher ? Tout sur notre billet est en règle. Regardez les gens qui voyagent, et surtout sur notre ligne de Saint-Pierre des Corps à Paris : vous les repérerez aisément, les gens, tandis qu'on ne peut repérer une voiture qui roule avec une carte grise d'invention. Le problème c'est eux. Une masse de plus en plus considérable de population, traînée d'une endroit à l'autre sans autre but que d'en revenir. Ils ont quoi, dans la tête ? A quoi donc ça sert, et comment accepte-t-on tout ce temps pour rien ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 décembre 2005
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