de se couper les cheveux
presque un journal, presque

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ou un autreTumulte au hasard  : verbe

La bascule d'une année civile à l'autre m'affecte peu. C'est plutôt ce surcroît de nuit qui dérange, et l'enfermement de surface de toutes ces voitures, ces vitrines, ces visages, dans la consommation exagérée et ces rituels de manger en réunion. Les basculements sont à échelle plus vastes, ils sont ceux de la distension du temps. Je ne ressens pas de distension du temps. Un nouveau sans abri a été trouvé mort d'hypothermie dans sa voiture : écrire, comme je n'avais pas choix de le faire, sur [Sylvain Schiltz->325], ne dérange pas le cynisme du monde. Un autre sans abri est mort avant-hier : on lui avait coupé l'eau, pour un retard de moins de cent euros sur sa consommation. Il vivait avec son enfant, une fille. Il est allé puiser à la rivière avec un seau. C'est ici, en ville. Une ville tout près. Toutes les villes. L'homme a glissé avec son seau et s'est noyé. Fin de l'histoire. Il avait mon âge. On croirait du mauvais Victor Hugo,la même histoire de seau d'eau chez les Thénardier, et c'est aujourd'hui. Hier après-midi, dans une éclaircie du temps, on est sorti avec les Souchon, on a marché près de l'aber. C'était marée haute, l'aber devenu très large, et le vent ajoutant à la marée, cette impression de puissance et de force : rien pour contrarier ce poids élémentaire. Ici, il y a encore moins de cent ans, des trois-mâts remontaient jusqu'à Pont-Croix, dont nous avions descendu les rues étroites. Le ciel était uniformément gris, comme l'aber. Avec ce brouillard, et la forêt alentour, les couleurs se mêlaient, c'était étrange : même les enfants se taisaient. Et puis, alors que le chemin continuait, la nuit s'était faite. On avait fait demi-tour. Loin devant, les lumières de la petite ville. Avec Patrick, on échangeait sur les deux ans passés : pas optimistes. A quoi s'accrocher ? Restent sans doute des livres. Après leur départ, les enfants regardent à la télévision du gîte un documentaire sur des recherches sous-marines entreprises sur La Pérouse et son naufrage. Des plongeurs parviennent à extraire du corail un sextant d'ébène portant encore le nom de son facteur : Mercier. Un linguiste s'est appliqué à l'étude des langues d'Océanie pour construire avec ses deux derniers témoins les traces et dénominations spatiales d'une langue que sur ce lagon ces témoins sont les seuls à parler encore, à tenir de leurs propres ascendants. Je m'efforce à lire, mais sans vraiment y réussir. Resté seul dans la pièce, je rouvre le journal de Pierre Bergounioux, mille pages pour une décennie de sa vie, l'écriture de ses premiers livres, ses enfants qu'on y voit grandir : je les connais pour de vrai, et pourtant c'est le roman tel que la littérature nous l'offre de plus puissant. La mort s'entremêle avec ce qu'on affronte des choses. Bergounioux parle de ses trajets en RER, de ses voyages en voiture, de sa manie de souder à l'arc des pièces de fer récupérées des vieilles casses : mais c'est le simulacre que recrée le simple fait de lire, qui nous rapproche à l'extrême des frontières. Un homme de son âge meurt dans le livre, après deux ans d'agonie et coma. Je prolonge la lecture tard dans la nuit, je lis sur écran (le livre n'est pas publié), l'ordinateur sur les genoux, tache grise dans la pièce éteinte, et dehors la tempête. Je n'ai pas souvenir des rêves, ni des habituelles phases des nuits ces temps-ci, avec ces heures les yeux ouverts. Ce matin, c'était d'étranges improvisations sur l'ordinateur qu'il fallait absolument relier à un réseau par une prise Ethernet : cela fait cinq jours que je n'ai pas utilisé le réseau. Le gîte comportait sur le contrat une prise téléphonique, mais les fermiers propriétaires ont supprimé l'abonnement, puisque « tout le monde a un portable ». Depuis cinq jours, quand je me lève entre cinq et six, l'étable là-bas est déjà allumée, ils sont au travail. Un garçon qu'on aurait dit autrefois {simple} les aide, chaque jour on a conversé avec lui : on dirait sa gentillesse sans limite, et il parle des bêtes, des ciels, des bois. Ce qu'il rapporte est évidemment tellement plus précieux que l'absence de tonalité dans une prise téléphonique : on s'en veut d'en être contaminé jusqu'au rêve. Café avant six heures mais plutôt que se mettre au travail je reprends ma lecture de Bergounioux, je vais au bout des mille pages. Hier soir, coup de fil de B., je sens qu'elle n'est pas heureuse, ça me mâche, mais de cela ici je ne parle pas. Je reconnais à sa façon de s'ancrer dans ce qui ne va pas, quand parfois même la solution d'un pas de côté serait si aisée, un trait complètement mien, dont je souffre depuis trop longtemps pour espérer m'en soigner : mais pour elle il devrait en aller autrement. Même cette façon d'échanger tellement peu de mots, pour ce qui compterait le plus, je l'interprète comme le pire cadeau de ce que j'aurais eu à léguer, ou m'abstenir de léguer. C'est à la fois complètement séparé de la lecture de Bergounioux que je prolonge pendant plus de deux heures, le jour s'annonce à peine, et évidemment très lié. Je décide de me couper les cheveux. Je le fais deux fois par an, mais jamais si facilement. La première fois que je me suis coupé moi-même les cheveux jusqu'à raser quasiment la tête c'était en 1983 à ma première véritable lecture complète des deux [Don Quichotte->http://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=108]. Et Don Quichotte continue, à chaque relecture régulière, et quand bien même je suis aussi capable d'y rire tout seul, de me laisser cette impression rémanente d'angoisse. J'ai dans un cahier le photomaton que j'avais fait de ma tête après cette lecture du Quichotte. Le fait de me couper les cheveux, l'instant où je le décide, est toujours pour moi lié à l'intensité d'une lecture, et le malaise qu'elle me laisse. Je suis devant la glace, les cheveux, gris et abîmés, tombent dans la porcelaine, étrange masse. C'est évidemment irrégulier, avec un rasoir jetable j'égalise en gros, cela fait plus de vingt ans que je n'ai pas fréquenté la corporation des coiffeurs : l'idée même qu'on me touche la tête me hérisse à distance. Pourtant j'ai deux amis (Didier Galas, Luciano Rigolini) dont le généreux rapport à la parole et l'attention au monde tiennent en partie à l'enfance dans le salon de coiffure paternel, et les récits qu'ils en font. Avec le rasoir, ce ne sont plus de grosses mèches de cheveux, mais des fragments plus courts et légers. Je suis torse nu, et dans la mauvaise lumière je découvre soudain en avoir les épaules recouvertes. Mon visage rasé et agrandi émerge d'un corps devenu un corps d'ours. La silhouette massive que j'ai ne tient pas à un désordre alimentaire, mais à un atavisme de longtemps constaté dans les silhouettes des pays dont je viens. Je sais qu'ensuite ça disparaît, qu'on meurt maigre. Je me sens absolument loin de cette image qui me fait face, je sais pourtant que c'est une silhouette agissant dans mes rêves. Je me vois souvent en double dans mes rêves, et celui-ci fait partie des doubles, y compris avec ses poils d'ours. Je me passe le torse à l'eau froide, je rassemble les cheveux dans un sac plastique, je débonde le lavabo où bien sûr ils ont fait bouchon. Je me photographie du bout du bras, directement sur l'ordinateur, et j'écris ces lignes. Ce soir l'année change. Bergounioux apparemment a tenu ce journal toute une décennie et la décennie suivante, il est probable qu'il le continue aujourd'hui, et comme notre amitié remonte à douze ou quatorze ans, probable que je le traverse, comme il est présent dans ce que j'écris : depuis si longtemps on est antagonique ou symétrique sur n'importe quoi qu'on fasse, énonce ou simplement soit, que tout a toujours été facile de l'un à l'autre. Et pourtant, ces mille pages de journal il ne m'en avait jamais évoqué l'existence, même il y a trois semaines, à notre dernière rencontre, et c'est par les amis de Verdier que je me suis procuré ces épreuves électroniques. Je ne tiens pas de journal. Ici, brièvement, naît une page de ce qu'il pourrait être, si je m'étais astreint à cette discipline, peut-être même que je me laisse aspirer un instant par la façon qu'a Bergounioux d'écrire. Il s'étonne quelque part dans son journal que ses livres le contraignent à une phrase bien plus courte que celle dont il use oralement. De l'énigme et de l'épreuve à chacun réservée, l'écriture ne résout rien. Elle peut simplement énoncer la densité ou le territoire de l'énigme, du mal, de la mort lorsqu'elle traverse les pages de Pierre. Approcher cette énigme c'est pourtant la seule tâche où nous pouvons et devons être. Le coup de fil hier soir m'a comme décomposé dedans. L'angoisse est là. J'écris une page de journal. Je la referme.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 31 décembre 2005
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