description numérotée des combats
de quelques traditions locales et leur classification

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ou un autreTumulte au hasard  : restes de lumière

Dans cette ville, rien ne permettait de prévoir ni l'heure ni le lieu. Seulement, à quelle inflexion du ciel, de l'heure, et pourquoi tel point précis de telle rue (de préférence piétonne, mais pas seulement : là, au coin de la place avec des arbres, ou dans l'entrée de la poste), soudain c'était l'agression. La plupart savaient se défendre : puisque aussi bien il était prévisible qu'un jour ou l'autre vous seriez dans le rôle. Mais le combat n'était pas toujours égal, au contraire. Ceux qui agressaient en avaient le goût, et s'y mettaient à plusieurs. Pour autant, des contrôles ou des interdits aux heures et aux lieux où rien ne se passait n'auraient évidemment pas servi. Il fallait se sentir prêt, mais en général on l'oubliait. Et bien des habitants ne disposaient pas des techniques de combat, qui sont d'un exercice bien spécifique, malgré les recommandations qu'on diffusait jusque dans les écoles. Là, arrêtés dans cette rue (piétonne souvent, mais pas systématiquement), vous regardiez le corps allongé, inerte, de celle ou celui qui avait été battu. L'ambulance venait, les agresseurs étaient partis. On ne recherchait pas. Spectacle n° 34. Dans cette ville, pour se défier on préférait les lieux déserts. Mais on n'aimait pas les témoins. Il fallait une rue en général longue, ou une esplanade vaste. Alors l'un et l'autre des protagonistes avançaient l'un vers l'autre. On venait regarder, ou bien si on constatait que le combat commençait, ou si on était simplement là par hasard, on s'arrêtait bien sûr mais il fallait rester à distance. Les combats étaient à mains nues, mais se prolongeaient jusqu'à la mort constatée : c'était brutal. Les pieds cognaient le crâne, on était souvent à terre chacun son tour, les ongles cherchaient les yeux, les articulations luxées donnaient aux types une allure de fantôme. Le dernier se vengeait sur le vaincu de ce qu'il avait lui-même enduré. A ce moment on partait. On n'aime pas voir un type s'acharner sur un autre, à terre et déjà sans réaction. Parfois, c'est les deux combattants qu'on trouvait l'un sur l'autre, presque dans une dernière étreinte. Spectacle n° 35. Dans cette ville, ces rituels étaient réservés aux premiers beaux jours. Ils avaient évidemment une connotation sexuelle. On avait beaucoup discuté sur le rétablissement de ces pratiques plutôt animales et tenant du rut. Le rôle des filles n'en était pas établi pour autant. Bien sûr elles étaient là, elles regardaient. Bien sûr, on ne se serait pas battu ailleurs que devant celle pour qui on se battait. On avait des couteaux, des bâtons. On disait que les joutes intellectuelles, voire hiérarchiques ou sociales, dans les bureaux ou les usines, n'étaient pas moins cruelles parce que les armes en étaient moins visibles. On avait vu pourtant des filles pleurer sur celui qui était à terre, ou hurler parce que l'autre les emmenait. D'autres disaient avoir vu, et même plusieurs fois, les mêmes combats mais où un garçon regardait des filles : juste, c'était plus rare. Lors de la grande fête du printemps, c'étaient ces combats qui servaient de modèle aux danses : mais bien sûr on ne s'y faisait aucun mal. Reste que les meilleurs des danseurs étaient bien couturés, et aguerris. Spectacle n° 36. On avait préféré interdire les combats entre générations de même famille, père contre grand-père, fils contre père. Ils avaient de toute façon diminué en proportion, et ne se passaient plus qu'en lieux clos, lotissements, pavillons, caves immeubles. On avait d'abord augmenté l'amende, et puis maintenant les voilà ravalés au rang d'affaire criminelle ordinaire (l'emprise de l'alcool, comment s'en défaire ?). Plus de spectacle 38 et 38 bis. On voyait parfois ces types marcher seul dans la ville, ou y accomplir des gestes étranges. On en avait vu se jeter du haut de ponts sur les lignes électriques de voies ferrées, ou du haut des immeubles. On en avait vu provoquer de façon stupide les forces militaires ou les hommes en bleu casqués attendant près de leurs cars. On avait hésité longtemps, disaient les archives d'ici, à accepter que ces procédés, qui ne mettaient en cause que leur victime, soit considérés de même façon que les autres combats. Que ne s'inscrivaient-ils, jusqu'à cette fascination trouble de se détruire, dans les combats ordinaires, où le résultat aurait été pour eux le même, rapide et plus sûr ? Et comment savoir ce qui se passait dans leur tête, à ceux-ci ? On avait fini par leur donner un numéro en sus de ceux répertoriés jusqu'ici : spectacle n° 165. Dans l'affadissement de toute société vieillissante, on présentait désormais certains des spectacles en salle. On faisait queue pour s'y rendre, et particulièrement les anciens, peut-être nostalgiques des vieux rituels. C'était un peu triste, cette idée de démonstrations à heures fixes, et qu'on paye pour en être. On représentait hier le spectacle 71 : était-ce encore un combat ?
Il reste d'autres numéros libres dans le premier chapitre de "La Grande Garabagne", notez ci-dessous vos propres combats. Service : Henri Michaux pouvait-il avoir connaissance de la "Description d'un combat" de Franz Kafka lorsqu'il a rédigé le chapitre des Hacs ? Merci de l'aide...

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2006
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