nuit avec livres et personnages
les librairies ouvrent aussi en rêve


Rêve de cette nuit, à la librairie. C'est l'été, un dimanche matin, Laurent Evrard est de permanence, son collègue Martin Arnold parti en vacances: ici, dans notre ville, je passe bien souvent dans leur librairie, c'est un repère, un appui. C'est dans un recoin du centre ville, mais ensuite dans une vaste cour, un peu comme une fête d'école. Laurent m'a demandé de passer, il y a plusieurs jours, et je n'ai pu encore m'en acquitter (cela, c'est vrai, et tout le rêve j'aurai cette rare sensation du vrai : ce n'est pas un rêve, c'est réel, parfaitement réel). Ils ont une caisse enregistreuse assez compliquée, qui marche un peu comme les menus du dictaphone à bas prix que je me suis procuré l'après-midi même, où j'ai mis du temps pour afficher la langue, puis pour trouver les combines d'utilisation - puis ai-je besoin d'un dictaphone : je compose dans ma tête, je mémorise et puis recopie, des années que je fais cela. Sur cette caisse enregistreuse, il me montre où ils sont de leur comptabilité : l'argent qui reste en banque, ce qu'ils doivent, ce qu'il a des ventes du jour. Ce n'est pas beaucoup : la librairie souffre (la librairie en général). Donc Laurent souhaite examiner avec moi comment, en manipulant électroniquement la caisse enregistreuse, on peut faire remonter les chiffres ? Je lui explique que, même si on fait remonter les chiffres ici, la réalité côté argent restera aussi terrible : il en a l'air surpris, et un peu déçu. Il y a de nombreux clients. Je lorgne sur un épais roman policier. Mais j'ai peu le temps de lire en ce moment, j'ai besoin de sérieux. Il y a maintenant, près de la caisse, Jacques Derrida en personne, il vient souvent. Il est très beau, et souriant. Pendant tout un moment nous sommes là tous les trois, Laurent, Derrida et moi mais Derrida ne parle pas, se contente de sourire (je sais parfaitement son décès l'an passé, c'est sans doute pour ça qu'il ne parle pas : mais il a l'air souriant, heureux, tout est bien et naturel). Arrive Michel Deguy, mal rasé. Lui, je ne savais pas qu'il avait une maison en Touraine, mais pourquoi pas. On se serre la main, mais Deguy est pressé : c'est toujours comme ça, dans notre petite librairie, on croise un tas de monde. Deguy file vers le rayon littérature : - C'est pour offrir, a-t-il dit très vite. Même à Deguy il n'a pas parlé Derrida, s'est contenté de sourire un peu plus. Je trouve que Michel Deguy est mal rasé de façon un peu trop évidente, trop voyante. Je me disais: - Il va me parler de la Maison des Ecrivains, mais je n'avais pas envie d'en parler. J'ai un grand malaise à ce propos, je ne voulais pas que Deguy en ait de la peine (je le répète: il ne s'agissait pas de rêve, tout cela faisait partie de ma vie quotidienne). Maintenant je cherche moi-même un livre. J'ai dit à Laurent : - Un peu comme ceux de Derrida, mais en moins difficile, et de toute façon je connais les Derrida (ce qui n'est pas vrai, je ne les connais pas tous, bien moins par exemple que Ronald Klapka à qui je pense envoyer de suite un message, me disant mentalement : - Ron, j'étais à la librairie avec Deguy et Derrida...). Laurent me montre un gros livre de philo, mais rempli de noms propres que je ne connais pas. Je trouve ça bête, quelqu'un qui parle autant des autres plutôt que de parler de lui-même (j'étais ce lundi après-midi avec des étudiants de la Sorbonne, je n'arrêtais pas de sortir des anecdotes sur Rabelais, Saint-Simon ou Proust, et toute la nuit dans l'insomnie je roulais ce que j'aurais dû leur dire, clair, évident, et que je n'avais pas dit). Je suis très embêté, parce que je pense à un auteur précis, mais n'arrive pas à me le remémorer. C'est quelqu'un qui explique très bien le monde, avec des fragments, des scènes très concrètes, n'hésite pas à convoquer une fiction brève pour contraindre notre interrogation à émerger plus précisément de cette profusion du monde, et c'est une belle écriture, avec de l'ampleur, un son mat, des nappes. Mais décidément je ne retrouve pas de quel auteur il s'agit, Laurent s'énerve un peu : il y a tant de bons livres, et tant d'auteurs que je n'ai pas lus (il me montre de façon un peu raide Agamben, Sebald, je n'ai lu ni Agamben ni Sebald, je sais qu'il faudrait, il y a longtemps que je sais). Je lui réponds : - Quelque chose comme {Déclin de l'occident}... Et il me regarde d'un air vaguement apitoyé, comme si Spengler c'était trop facile, ou insuffisant. Alors, lui, Laurent Évrard me propose un livre. C'est qu'il est midi passé, il aurait déjà dû fermer sa librairie, à côté il y a cette fête d'école qui commence. Il n'y a plus que nous dans la librairie qui paraît bien plus grande et évidemment déserte, je sens que je le retarde, qu'il se contraint. Pour l'amadouer, je lui ai demandé où il partirait en vacances, il m'a répondu d'un ton un peu rogue qu'il restait ici, dans la ville, dans sa chambre, n'ouvrirait même pas les volets, essaierait d'écrire. Le livre que j'entrouvre d'abord me fait rire : il y a des passages imprimés en rouge, mais en langue inventée. En regardant de plus près, je m'aperçois que les lettres mêmes sont un alphabet inventé. Au point que je me demande s'il ne s'agit pas d'une erreur d'impression. Mais bien d'autres pages réutilisent le procédé, avec d'autres alphabets, d'autres couleurs. Maintenant, cette page, les lettres se déploient en relief, ou ronde bosse, ou un peu comme du braille. On dirait une ville en miniature, je m'en fais la remarque. Je reviens vers le début du livre, et tout d'un coup c'est des floraisons presque vivantes, mi tissu mi chair : ce n'est pas organique, pourtant ça bouge et grandit. Et pas un gros livre, juste quelque chose format de poche, léger. Maintenant, je découvre que les lettres, par leurs hauteurs différentes, miment des représentations, des corps. Tout cela me paraît d'une grande évidence. Je me réveille évidemment.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2006
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