vie d’Étienne N.
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ou un autreTumulte au hasard  : sensible

Hier je parle à des étudiants de mon livre [Paysage Fer->http://www.tierslivre.net/livres/paysfer.html], j'en lis une suite de passages, avec accompagnement des photographies de Jérôme Schlomoff depuis mon ordinateur, via vidéo-projecteur. Il y a longtemps que je n'ai pas repris ces lignes avec la voix. Depuis un an dans ce nouveau projet, je chemine vers le fantastique ou ses frontières, je le voudrais. Est-ce que cela m'aurait été possible sans cet exercice de coller au réel, des mois durant, dans [Paysage Fer->http://www.tierslivre.net/livres/paysfer.html] ? En tout cas, c'est ma dette à ce livre. Le lisant devant ces étudiants, j'aurais envie d'ajouter des histoires, comme ici je le fais, mais non. Ici, j'ai provisoirement lâché le guide mais à l'époque je n'aurais pas su. S'il y a histoire, c'est que le paysage on le peuple. Deux ans après le livre, avec Fabrice Cazeneuve on s'était lancés dans un autre exercice. Tourner à deux caméras tout ce qu'on voit du train (j'étais dans le couloir du wagon trois mètres avant Pierre Bourgeois et Fabrice, je leur annonçais : -- Usine à chaux, approche, château d'eau, camion vert...), puis de Nancy on louait une voiture, on revenait à Paris en s'arrêtant dans un des lieux repérés. J'ai adoré ce tournage, l'hôtel à Revigny, les repas du midi dans les bistrots de Foug ou Liverdun. Pagny-sur-Meuse m'a toujours évoqué un pays fantastique. En fait, de Pagny-sur-Meuse, je me souviens de la rue qui va vers la gare, une rue droite, plantée d'arbre, et au bout le bâtiment symétrique (âge où les gares toujours étaient symétriques). La situation particulière de Pagny-sur-Meuse, c'est qu'après l'usine à chaux le train s'engouffre dans un tunnel, qu'on passe sans s'arrêter dans un autre tunnel encore plus long, et que c'est tout de suite Foug, comme si le tunnel sortait plein centre-ville. D'ailleurs j'ai même acheté des cartes postales anciennes de tout cela.
Un pays entre deux tunnels. Alors, inatteignable ? Une vallée, en plein pays de France, qui ne serait accessible que si le train un jour voulait bien s'arrêter entre ces deux tunnels. Non, puisqu'en voiture il avait été facile d'y parvenir. Mais là, ce jour de fin d'hiver, jour froid, je me souviens, et que c'était presque déjà le crépuscule, depuis le quai on voyait bien les deux tunnels. Oui, un pays clos. Et les longs express éclairés qui filaient dans un vacarme vers l'Allemagne. Alors on avait frappé au petit bureau de la gare. L'homme était seul. D'une politesse, d'une patience et d'une gentillesse rares. En fin de journée, voir débarquer trois types fatigués, hérissés de matériel électronique et vous racontant une vague histoire de chaîne télévision et de film à faire. Quoi, ici, Pagny-sur-Meuse, les deux tunnels, à la télévision ? On avait une lettre officielle du département communication de la SNCF (tiens, c'est une autre histoire à raconter, je l'ajoute de suite à la liste des [articles à faire->127])., mais Étienne N. n'avait même pas voulu la lire, il nous faisait confiance. On parlait évidemment, mais on ne faisait pas d'entretien filmé. Juste, Pierre Bourgeois avec sa caméra faisait un long plan fixe de la personne immobile dans son lieu de travail. Des moments très intenses, en fait, et de mémoire je reste capable, à bientôt trois ans d'écart, de convoquer le bruit de fond, une radio, un oiseau en cage, la circulation, qui ont accompagné chacun de ces plans fixes avec portrait. Nous avions parlé. En amont du premier tunnel, l'usine à chaux. Mais avant l'embouchure du second tunnel, Pagny-sur-Meuse était un aiguillage. Une voie de desserte rejoignait ces carrières, là-bas, qui expédiaient leur gypse en Allemagne. Alors, toutes les vingt minutes environ, il fallait faire basculer l'aiguillage, et que le long train chargé de pierraille traverse la voie rapide des express de la ligne Paris Strasbourg Munich. Les commandes étaient des leviers de fonte à poignée de bronze. Les indicateurs et horloges dataient aussi d'une époque de lourds et nobles matériaux. Un guichet accueillait les rares voyageurs pour quelques Micheline de desserte, vers Commercy ou Chalons. On s'était attardés. Etienne N. nous avait copié son adresse personnelle sur un petit papier blanc découpé, je l'avais inclus dans mon carnet noir. Souvent, depuis, j'ai repris la ligne Paris Nancy. Le plus souvent, par le rapide de 10h40. On doit passer à cent cinquante à l'heure dans les deux tunnels de Pagny. Chaque fois, maintenant, je regarde (c'est facile, après le tremblement du tunnel). Étienne N. est devant la cabine d'aiguillage, il est sorti, il regarde le train. Aujourd'hui, je sais que c'est par une sorte de devoir. De toute façon, rester dans le petit bureau aux appareils à cet instant est impossible. Lui faire un signe de la main ? Il ne remarquerait rien.Mais j'ai toujours son adresse, recopiée sur le petit rectangle de papier, avec d'autres, dans le carnet noir qui me servait pour le film. Les fenêtres du train s'entrouvrent. Je me disais : il regarde le train passer, il voit une main lâcher un papier, très certainement qu'il va chercher le papier, lit ce qu'il y a d'écrit. Le train a disparu dans le second tunnel, celui de Foug. Les feux rouges s'éloignent. Etienne N. marche au long de la voie, ramasse le petit rectangle de papier blanc, un peu jauni depuis trois ans. Il lit, et découvre, de sa propre main, son nom et son adresse personnelle. Quelle histoire alors se raconte-t-il ? Il regarde alentour, il s'est peut-être trompé de papier ? Non. Quelqu'un dans le train, l'apercevant, a eu le temps d'écrire son nom et son adresse et la lui jeter ? Mais pourquoi, et alors comment de sa propre écriture ? Ou pire : lui-même, dans le train ? Etienne N. revient au petit bureau des aiguillages. Le prochain convoi de gypse à aiguiller sur l'Allemagne fait grésiller son annonce dans ce haut-parleur en bakélite des années cinquante. Il pose le petit papier au-dessus de son bureau. Il n'en parlera à personne : qui le croirait ? Puis quelle importance ?
images extraites de {Paysage Fer}, Arte|Imagine, 2004, © Pierre Bourgeois, Fabrice Cazeneuve

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 janvier 2006
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