la poignée de main de Rimbaud
train du soir

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ou un autreTumulte au hasard  : exhumation du crâne de Baudelaire

Je n'aime pas vraiment ce train du vendredi soir, qui part de Montparnasse à 22h45 et va jusqu'à Irun. Un vendredi par mois, on fait atelier à Normale Sup, tout l'après-midi et le soir. Une belle séance tout à l'heure en partant des poèmes de voyage de Bernard Noël, ses « TGV » et ses notations de villes traversées, Chicago. Je trouve ma place et je m'installe, j'ai mardi mon premier cours aux Beaux-Arts, et j'ai décidé que ce sera Rimbaud. Parler deux heures sur Rimbaud. Il y a déjà trois semaines que ça me fiche la trouille. L'an passé, dans cette même suite de mardis aux Beaux-Arts, je doute qu'il y ait eu un cours sans que je parle de Rimbaud, mais je n'ai pas fait cours sur Rimbaud. Donc je lis, relis. Je sais que je vais empiler ce désordre, et qu'un moment viendra où je serai prêt pour parler. Peut-être il va y avoir progressivement moins de sommeil : je ne sais pas maîtriser ce genre de prestation, les accomplir sans la peur. Et Rimbaud c'est trop. Des femmes un peu vulgaire (je crois : des syndicalistes, retour d'une journée de réunion ou délégation, peut-être ce soir elles ont un peu arrosé), elles parlent fort. Elles mangent des clémentines, des biscuits. L'une des trois parle plus fort que les autres, sous prétexte que la nuit elle ronfle : « Même moi, ça me dérange. » Arrive un grand homme noir, un homme jeune, portant une gerbe de fleurs. Elles le plaisantent les trois à la fois : « C'est gentil... » Le monsieur, très calme : « C'est pour un deuil. « Elles s'excusent. Leurs rires gras. L'autre téléphone à son mari. Et puis trois, puis deux autres femmes noires rejoignent le monsieur. Ils ont posé les fleurs sur la table, là où dans le wagon sont des places face à face. Alors c'est comme si tout le wagon devenait un enterrement. Je lis des pages sur le frère de Rimbaud. Je me souviens de Pierre Michon, écrivant le livre qu'il avait voulu consacrer à Frédéric Rimbaud : « J'en suis au neuvième chapitre, et je n'ai pas encore parlé du frère. » Il n'avait pas compris que c'était lui, le frère. Et que le livre parlerait de Rimbaud et sa mère (le Rimbaud de Michon aussi, relire avant mardi). Je lis des pages sur l'amputation de Rimbaud, et des lampes allumées dans la maison, quand sa soeur veille à Roche sur l'agonie. Juste derrière moi, une personne tousse sans arrêter. La femme vulgaire devant fait hennir ses deux copines, finalement je change de wagon, et comprends que lorsque je me lève pour déménager mon cartable et mon ordinateur elles rigolent : un de moins. Et me revient - est-ce qu'elle me serait revenue sans ce contexte, et parce que je tentais de lire mon livre sur Rimbaud - cette histoire avec un autre écrivain (d'ailleurs, à cette époque, je ne connaissais pas Michon, il n'avait pas encore publié ses {Vies minuscules}), moi je venais juste de publier mon premier livre. Jusqu'alors je ne connaissais quasiment pas d'écrivains, lui je l'avais croisé, dit combien ses livres m'avaient été importants (c'était vrai, et ça le reste), et puis pendant presque tout cet hiver on s'était vus beaucoup. On se retrouvait chez lui, puis on allait dans des bars. Un jour il avait demandé à me serrer la main, puis m'avait expliqué. A lui, c'est André Breton qui avait ainsi serré la main, et lui avait dit tenir cette poignée de main de quelqu'un qui avait serré la main de Rimbaud. « Vous pourrez dire que Rimbaud vous a serré la main », avait dit sérieusement (religieusement ?) Breton à celui qui était alors un jeune poète. Ainsi m'a-t-elle été transmise. Il y a quelques semaines je l'ai croisé, celui qui m'avait transmis ma poignée de main de Rimbaud. Epaissi, enchaînant bière après bière. Cela m'a fait mal. J'étais parti triste. En plus, j'ai vu qu'il pigeait ce que je ressentais, et que même en parler n'était pas franchissable : un jour j'en parlerai plus, ce sera même une dette. Mais pas maintenant. Est-ce que la poignée de main de Rimbaud c'est comme le {Melmoth réconcilié} de Balzac, une fin de comète ? En s‘arrêtant à Massy-Palaiseau, une altercation sur le quai. Le quai de Massy héberge des trafics, on s'arrête bien dix minutes supplémentaires. Le train cahote dans la nuit. Mardi, qu'est-ce que je pourrai en rendre, de la poignée de main de Rimbaud ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 janvier 2006
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