dissolution de l’Académie française
(ils s'en occupent eux-mêmes)

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Chez Ernest l'Antillais, où la serveuse s'appelle Fatou, je suis de bonne heure et c'est presque vide. Deux vieux messieurs, l'un avec thé au lait, l'autre un verre de vin rouge et le curry maison. Ils parlent lentement et cérémonieusement, avec des subjonctifs. Surdité ? Ils ne semblent pas s'apercevoir qu'ils parlent à eux deux aussi forts que le reste du bistrot. C'est au bout de la petite rue en face des Beaux-Arts. On vient souvent. J'ai commandé une salade, je revérifie les dates des voyages de Rimbaud : et pourquoi rien concernant Java ? On ne peut pas faire abstraction de la conversation des deux vieux hommes. A tel moment, je recopie : « Nous avions cette assemblée générale, elle était très longue. Je dis au secrétaire : - Comment se fait-il que vous ayez un whisky aussi bon et qu'il fût si ancien ? Il me répond, c'est le reste de la cave de comtesse Del Duca, elle avait tout légué à l'Institut, c'était une des meilleures caves de France : nous en buvions les dernières bouteilles. » L'autre a l'air embêté que son copain soit le plus fort, il essaye de reprendre l'avantage, mais pas sûr que son copain l'écoute : « Sais-tu comment s'est construit le nouveau bâtiment, dans l'aile gauche ? Le legs de la duchesse de Windsor, une fortune colossale. Rien que ses bijoux, toute l'aile gauche. » J'évoquerai probablement, tout à l'heure, dans mon cours, {Les Trois Rimbaud} de Dominique Noguez : Rimbaud à l'Académie, il aurait parlé comment, chez Ernest ? Et son compagnon Djami, à qui il lègue 3000 francs sur sa petite fortune, au scandale des coloniaux (mais Isabelle s'acquittera avec intégrité de la dette testamentaire), il avait cette prestance magnifiée des visages d'Afrique comme ce masque impassible et abstrait de Fatou, qui porte bières et cocas aux étudiants qui ont envahi l'arrière-salle ? J'avance dans ma salade auvergnate, ils s'en vont lentement, l'un grand et voûté avec une canne, l'autre qui suit rondouillet et droit comme une quille. - Tu retournes à l'Académie pour lire ? - Oui, dans le salon. Ranelot et Buffolet s'en vont au turbin. Percussion des mondes. Quand je reçois les courriers du Comité pour la dissolution de l'Académie française, c'est pourtant de cela qu'il est question : et si on s'en servait nous, de leur argent, aux grands Décrépits ? Tant pis pour leurs concours de comtesse et duchesse, mon Proust à moi en rirait bien aussi. Les fonds reçus en legs, on pourrait s'en servir pour les formations d'enseignants, pour remettre à niveau le budget pour les interventions d'auteurs dans les universités. On pourrait construire des bibliothèques. Mais non, whisky pour ces messieurs, et s'encanailler chez Ernest une fois l'an. Je reviens à ces étranges dernières lettres de Rimbaud et cet échange de lettres entre Isabelle et Mallarmé, cette belle façon de voix d'Isabelle dix ans après, on dirait qu'elle a appris son frère : « Je crois au contraire qu'en surface seulement il s'était {opéré de la poésie}, je crois que la poésie faisait partie de sa nature, mais - comment m'expliquer ? - il pensait toujours dans le style des {Illuminations}, avec en plus quelque chose d'infiniment attendri et une sorte d'exaltation mystique : et toujours il voyait des choses merveilleuses... » Intelligence des {Improvisations sur Rimbaud} de Michel Butor, qui nous rapporte et souligne cet {infiniment attendri} : pas le genre à finir à l'Académie, lui.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 24 janvier 2006
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