du chat-bocal et d’une fronde virtuelle
sociologie de la compassion et univers virtuel

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ou un autreTumulte au hasard  : à découvert

Au début, c'est juste une mauvaise plaisanterie. A enquêter : un jeune type, new-yorkais, fait trois photos numériques d'un jeune chat explorant un bocal. Ce sont plutôt des photos joyeuses. Il crée autour de cette photo du jeune chat surpris, replié dans le fond de la paroi de verre, une histoire qui, comme toutes les bonnes histoires, en appelle à un ordinaire bien reconnaissable. Tout ici est axiome véritable. D'abord qu'on aime les chats (en général), et que la possession d'un animal de compagnie crée des contraintes. Ensuite, la miniature : l'humanité a toujours tout refait en miniature, petites voitures, petits animaux, soldats de plomb, boules de fausse neige tombant sur la tour Eiffel quand on secoue. Même Jorge Luis Borges dans l'Aleph crée ces dix-sept sphères où le monde tout entier est contenu : elles sont moins grosses qu'un ballon de football, et cachées. Le new-yorkais est un type fin, qui a compris les axiomes aussi de la littérature fantastique. Ce que Maurice Blanchot énonce ainsi : « les grands maîtres de l'étrange se sont d'abord rendus maîtres du naturel ». Il évoque les arbres nains du Japon, les bonsaï. Cela aussi, la miniaturisation du vivant, c'est un vieux fantasme : des têtes de guerriers coupées aux variétés naines de chien artificiellement reproduites. Même les jeux électroniques y ont trouvé, un temps, un débouché. Donc l'assertion que le chat-bocal est vrai comme un bonsaï ; il achète un nom de domaine (c'est une somme ridicule, moi-même je suis propriétaire de plusieurs noms de domaine), et présente un manuel de fabrication du chat-bocal. Je l'ai regardé en détail : en trois pages, et une dizaine de photos du genre la physique amusante, comment construire un bocal à chat disposant de trous d'aération, et de leur symétrique pour évacuation. On ne voit plus de chat, juste ce bocal de verre, des perceuses, des tuyaux. Après tout, quand je vais faire le ravitaillement familial au supermarché, je m'étonne toujours de ce rayon proposant des accessoires pour animaux qui sont comme un miroir anthropomorphe : par exemple, une fausse télévision moulée en ronde-bosse dans les niches à chien en plastique. Une photographie est d'un goût plus douteux : un chat adulte dort, on a dispose sur lui, comme s'il était sous perfusion, un tuyau de caoutchouc et une seringue. Mais il est évident que le chat n'est pas piqué ni perfusé. Il y a ensuite une page qui tient de la littérature en ce sens que, pour être illusion vraie, la forme narrative doit se modeler implacablement sur des formes de récit habituelles de description du réel ; comme je l'ai fait dans mon livre Daewoo en calquant la forme témoignage et les entretiens sociologiques. Le type (son nom ne figure pas sur sa construction virtuelle) reprend très simplement le manuel d'utilisation qui nous encombre, quelque appareil qu'on achète, presse-fruits ou scanner USB (je ne les lis jamais). Donc voilà comment faire grandir son chat en bocal, comment le nourrir avec une sonde et comment lui permettre d'éliminer ses déchets, comment lui parler et lui fournir un nécessaire rapport affectif, comment le distraire. A l'appui, une page propose de visualiser le chat-bocal à quatre semaines, on clique évidemment mais pour voir s'afficher un message d'erreur technique pour fausse adresse. Moi-même, il y a deux ou trois ans de ça et très peu le savent, j'avais créé de cette façon un site Internet où je m'étais appliqué à ce que tout soit réel, j'étais parti d'une phrase que j'avais tant de fois entendu mon père ou mon grand-père prononcer, chaque fois que la mécanique ou le commerce des voitures ne répondait pas à leurs attentes : - Vaudrait mieux se faire marchand de chiens. Donc je m'étais fait marchand de chiens, et j'avais développé ce site dans toutes ses conséquences : je voulais qu'il soit l'exact reflet de ce fantasme social, fascination pour l'obéissance de l'autre, demande affective réelle, prise de possession d'un territoire individuel dans la ville qui les annule. Et pendant ce temps, je me disais, tranquille pour la littérature, plus de compte à rendre à personne. Même sur mon téléphone portable j'avais une annonce du genre : - Bon frères, marchands de chien, si votre message concerne la littérature merci d'utiliser Internet. Et si j'ai arrêté c'est que la sauce en prenait trop bien, j'avais des demandes. Donc voilà pour le chat-bocal. C'est ma fille de onze ans qui m'a informé de son existence. C'était un scandale, voilà comment on traitait les animaux. C'est sa copine Louise qui la lui avait transmise, et elle-même l'avait répercuté à tout son fichier de copines. Et chaque fois le message s'agrandissait d'une signature avec la révolte telle qu'elle s'exprime dans une voix de collège. Deux cents prénoms qui étaient eux-mêmes un miroir des prénoms en usage, majorité massive de filles évidemment, à cet âge on ne mêle pas trop les correspondances. Si on multipliait par dix le nombre de destinataires du message à chaque signature, cela voulait dire combien de fois le message réexpédié ? Il y avait une adresse où envoyer la protestation. On en appelait aux plus hautes autorités, notamment américaines. {UNE PETITION CONTRE UNE HORRIBLE MODE ASIATIQUE, PRENEZ 1 MINUTE MEME PAS POUR VOIR CETTE HORREUR ! SIGNEZ EN BAS ET FAITES PASSER, POUR UNE FOIS QUE CE N'EST PAS UNE DEBILITE !!!!!!! REVOLTEZ VOUS ! Bonjour! A New York, il y a un magasin japonais qui vend des "bonsai-kittens". Ca a l' air amusant ? ... NON ! Ces animaux (chats) sont enfermes dans un petit bocal. Leur urine et excrements sont evacues par des sondes. Ils les nourrissent par un genre de tube. Ils les nourrissent avec des produits chimiques pour que leurs os soient moux et flexibles pour que les chatons grandissent dans l'espace de la petite bouteille. Les animaux y restent aussi longtemps qu'ils sont en vie. Ils ne peuvent marcher , ni bouger, ou faire leur toilette. Les Bonsai-kittens sont en train de devenir a la mode a New York et en Asie. } Elle avait tout pris sérieux, ma fille. Moi c'est l'usage de l'adjectif qui m'a forcé le respect : deux adjectifs. Le premier, en ces temps de grippe aviaire, la place de l'adjectif « asiatique », décalé après son substantif. Et le second, qui avait tout emporté pour la crédibilité et la sincérité : « flexibles ». C'est ce qui la tracassait, ma grande fille de onze ans : des os flexibles. Est-ce qu'on peut en reprendre confiance quant à une irréductible résistance de la langue, et qu'elle fonctionne avec ses lois les plus durement et strictement littéraires même dans ces courants d'air du monde tellement, tellement troué ?

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 26 janvier 2006
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