je parlerai une fois de Bombay
les villes sont des livres


Dans le bistrot où j'écris, le soleil traverse la vitre, moment volé à l'hiver, au seul enchaînement des tâches obligées. Je n'ai rien à faire. J'ai pris dans mon sac un livre lu autrefois et j'en ai relu tout le début (Gilles Deleuze, {Proust et les signes}). Plus rien n'était obligé, rien qui compte que la façon différente dont s'organise, de Deleuze qui l'a écrit à moi ou quiconque le lit, de savoir ensemble de quoi il s'agit, lorsqu'on examine la façon dont rit madame Verdurin, ou ce que recouvre l'expression : « Charlus est le plus formidable émetteur de signes. » J'ai rêvé toute ma vie à des livres d'ampleur, des livres à émanation magique, où s'enclore et dont les systèmes d'organisation, de renvois et de strates permettent d'y circuler comme indéfiniment. Par exemple, je n'ai jamais pu me décider à écrire les rêves et les images concernant Bombay. C'est pourtant extrêmement important pour moi, et en particulier ici où il s'agit d'élucidation autobiographique. C'est à Bombay, dans cinq semaines très précises du mois de février 1980, que j'ai lu pour la première fois -tardivement, mais je l'ai depuis parcourue au moins trois fois en boucles complète - la {Recherche du Temps Perdu}. Il y a un certain nombre d'années, j'avais rassemblé tout ce que la mémoire volontaire me permettait de rassembler de mes deux séjours à Bombay, plus de cinq mois au total. Mais j'ai perdu ce texte. Quand il s'agit des souvenirs réels, il me semble que je me souviens mieux du texte qui les racontait, que de mon séjour lui-même. Les souvenirs réels que je peux convoquer à distance éliminent beaucoup du monde raisonnable. Je peux faire des listes de lieux, des descriptions d'intérieur, des scènes d'usine, fixer à peu près les voyages, Goa, Aurangabad, Nepal, mais ça ne m'intéresse pas vraiment. Les souvenirs qui sont le plus obsessifs tiennent à ces sensations dont Proust est si fort à éveiller en nous le territoire. Sur un très grand point, à l'intérieur d'un autobus, et des dizaines de silhouettes accrochées à l'extérieur du bus. Vers la ville de Bombay, depuis sa périphérie où je résidais, à l'impériale d'un de ces bus jaunes sans vitres, et c'était s'enfoncer dans une nuit immensément peuplée, où se perdre était évidemment si facile. La plage, les chameaux, et ce qu'on y achetait pour s'oublier le soir : je voulais pratiquer des exercices d'écriture automatique, d'écriture en continue, et m'y aider. Cahier brûlé en 1983, avec les autres : un gros cahier vert épais. De la ville, la figure qui revient le plus souvent dans les rêves c'est deux rues de direction en gros parallèles. Je sais à peu près situer réellement ces lieux. L'un s'ancre sur le souvenir du marché aux volailles et aux viandes, et l'impression d'étouffement qui vous prenait, dans ces odeurs et cette chaleur, et la bousculade, et cette présence animale obsédante, la mort évidemment promise qui aurait rendu si facile la vôtre. La seconde s'ancre sur une suite de galeries étroites et tapissées de tentures, les marchands assis au sol, où se négociait l'ivoire, en particulier ces étranges sphères ouvragées incluant d'autres sphères. Dans les rêves, trouver l'une ou l'autre de ces rues signifie qu'on s'engage dans un enfoncement qui n'a plus d'autre loi que lui-même, et bien que l'autre rue soit si près, tout près, on ne pourra plus jamais l'atteindre. Les autres souvenirs de Bombay tiennent à ce goût pris d'une solitude : une chambre dans la ville, une ville dont il vous semble que vous seul êtes dépositaire de cette langue qui vous sert à lire (le livre de Proust est dans le sac), mais cette langue n'est plus d'utilité pour personne. En cela, la ville renvoie aux livres. La ville est suffisamment grande pour que tous les souvenirs distincts qu'on y a, musiques écoutées, soirées partagées, îlots précis d'un restaurant, ligne transversale ou oblique d'une marche (ce jour d'une éclipse totale, où seuls les taxis musulmans osaient le plein jour), soient comme les histoires que ce livre dont on rêve rassembleraient : on a lu, beaucoup lu dans ce livre, on serait peut-être en peine de retrouver telle histoire, tel lieu pourtant clairement évoqué lorsqu'on l'avait croisé dans cette histoire. Ce {Tumulte} touche à sa fin ; les livres et les villes en deviennent l'horizon, et les deux horizons lentement se superposent et se confondent. Le rêve de livre qu'on a poursuivi, avec des histoires qui s'inventent, des instants exhumés crus de ce qu'on n'ose pas trop sinon regarder, et le souvenir des villes se confondent. On déambule dans le souvenir des villes comme on souhaite ce livre où déambuler d'une histoire à un rêve, d'une chambre à telle brute image de rue. Etrange comme cette année j'ai décliné un à un les voyages qu'on m'a proposés. Le livre exploré à tâtons (quand bien même longtemps il n'était que ce jeu d'écrire jour après jour un texte, et non pas ce livre rêvé) s'imposait comme le voyage lui-même : je pourrais faire la liste ici, très précisément datée, des avions pas pris, des trains évités. Reste Bombay. Etre hanté depuis si longtemps par ce fragment total d'humanité condensée, et au moment de la rejoindre, puisque cette ville incluait les rêves, puisque cette ville sans cesse me ramène à elle par le rêve, et qu'il s'agit chaque fois de s'y perdre, qu'elle est ville fragmentée, où dans cette distance de vingt-cinq ans il n'est plus question d'en dresser fresque totale, voilà : tout passe par ce livre, et la nuit principale qu'on y explore, et qu'une seule ville sans doute y agit, c'est Paris. J'aurai cette année, en partie grâce à cette tentative dont j'entrevois bientôt le terme, reconquis par l'écriture Paris où j'ai commencé d'écrire. Je n'aurai pas écrit de Bombay, ni de ce que recelait le cahier vert. On est fait de tant de manques, on est fait tellement de ce qu'on n'a pas atteint ni réalisé.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 2 février 2006
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