je suis tombé dans l’escalier pourquoi
d'une chute mentale à la Part-Dieu

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ou un autreTumulte au hasard  : maintenance

Ce matin je suis tombé dans l'escalier pourquoi. Je suis à Lyon Part-Dieu, hôtel Athena donnant sur la gare. Je suis au premier étage chambre 101 (toute petite, lit une place, fonctionnelle, et même prise Ethernet mais je n'ai pas le câble), je n'allais pas prendre l'ascenseur. Je n'avais pas allumé la minuterie mais on y voyait à peu près, j'ai manqué la première marche et je suis tombé tête la première, comme emmené de toute ma masse. J'ai tâché de me rattraper à la rambarde, je l'ai saisie des deux mains. Alors j'ai pensé à mon bras droit. Avant cette opération il y a six ans, j'aurais été mûr pour une luxation de plus. J'ai eu peur de la luxation, j'ai dit tant pis pour le reste, et tout le reste était un immense ralenti, c'est étrange. Je n'avais pas contrôle de moi-même. Le bras a tenu, mais un froissement du biceps droit, encore lancinant à deux heures d'intervalle, et les mains écorchées par cette rambarde : je suis arrivé à la salle où on prend le café avec du sang sur le dessus des deux mains. Les gens s'en moquent, les gens téléphonent, regardent le parvis de la gare, qu'on surplombe. Je n'ai rien à me reprocher : je n'étais pas sous l'emprise d'alcool ou de drogue, j'avais dormi mon compte, même si on dort mal dans les hôtels, de deux heures à sept heures en restent cinq et ça suffit. Ce soir j'ai la main gauche enflée, à la racine de l'index qui reste raide. C'est l'effondrement en tant que tel qui m'impressionne. Je ne suis pas content de ma journée d'hier. Dans le train j'avais beaucoup travaillé (il y avait une prise de courant) à cet exposé sur Internet et le livre. Dans un diaporama j'avais rajouté des images prises à mon environnement personnel. Livres, bureau, machines. A Normale Sup, je suis parti en dérive, une dérive que je ne regrette pas : à quoi bon parler des machines si on ne parle pas d'abord de ce pour quoi on les utilise ? On a évoqué Montaigne et d'autres. J'avais déjà cette terreur de parler deux fois de suite du même thème, et obnubilé par le texte que j'avais préparé, je n'ai pas été capable d'un écart mental suffisant. Pourquoi, arrivant à la bibliothèque municipale de la Part Dieu, découvrant l'espace multimedia et la petite table qui m'était préparée, la distance où étaient les chaises, je n'ai pas réagi ? Je ne lis et ne parle jamais assis, pourquoi me suis-je assis. Les gens, je trouvais qu'ils étaient loin et à contre-jour, pourquoi n'ai-je pas déplacé moi-même les chaises dans un angle où tout aurait été plus confortable, moins dans l'entre-portes. J'ai parlé cependant. Mais au lieu de parler d'Internet, j'ai parlé du carnet de René Char quand il écrit, en plein maquis, les proses très courts de {Fureur et mystère} et j'ai dit et répété pendant deux heures que finalement ça et Internet c'était pareil, c'est le rapport au réel sur quoi il fallait ce concentrer (ici, l'abstraction géométrique que moi j'avais de l'autre côté de la fenêtre, et qu'eux ne voyaient pas). Ce matin, je me dis, pourquoi simplement ne pas leur avoir dit : voilà, depuis un an j'écris ce texte, {tumulte}, directement par Internet, voilà ce que cela m'a fait traverser, en voilà les mots, en voilà les images. Isabelle Aveline, l'organisatrice, fondatrice de zazieweb, me laissait carte blanche, toute prête à recevoir : je ne l'ai pas fait, j'ai eu peur de cette salle dont l'éclairage ne me convenait pas la place des gens ne me convenaient pas. Alors j'ai ridiculement laissé tourner un bruyant vidéoprojecteur installé en plein milieu, entre les gens et moi, sans utiliser ce que j'avais préparé. Ce matin, en m'effondrant dans l'escalier, j'ai eu la sensation que ce moi s'effondrant venait de ce moment d'hier soir, le concrétisait logiquement. Sans doute c'est faux, exagéré. Sans doute on a quand même évoqué quelques questions sérieuses touchant la littérature et son usage. Sans doute, ensuite, revenant dans cette pluie battante qui noyait Lyon, le rapport à cette abstraction ici de la ville était une récompense aussi : non pas que réaffirmer ce pays urbain soit comme soi-même marchant dans le film de la ville, mais bien parce que c'est de cela que nous avons à traiter : notre communauté sur ce ciment. Est-ce que c'est de parler dans un bibliothèque, quand toute l'interrogation qu'on a sur le statut et le devenir des livres, si on évoque sa fragilité, rend fragile tout aussi bien l'immense bâtiment où on est, l'accumulation de tous livres et trésors qu'il contient ? On est entré par le sous-sol, le couloir de service, les ateliers, et puis montés aux étages, une jeune bibliothécaire archéologue parlait des fonds qu'ici on entretient, Pierre Zancarini des saisies et catalogages qui l'occupent, lui et quelques-un dans ces pièces avec rien que la monotonie d'un écran : le sujet précisément dont j'avais à traiter. En ce moment je rêve beaucoup de mon père, et chaque fois que ma silhouette me parvient en reflet, vitre d'ascenseur, reflet de magasin, lavabo, c'est lui que j'aperçois, fantôme proche et distant : sa dernière année il avait cette hantise, tomber, et ça lui était arrivé deux fois, sans explication non plus, comme moi tout à l'heure. Quand je suis tombé dans l'escalier, c'était sans témoin, heureusement. D'ailleurs, si j'avais dû ne pas me relever, là, dans le noir, j'aurais peut-être dû attendre un bon moment. J'avais un livre à la main, je l'ai ramassé, abîmé sur les marches. Les livres nous accompagnent même dans nos chutes.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 mars 2006
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