nous ne sommes plus préservés
trente heures de silence

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ou un autreTumulte au hasard  : image

Depuis tous ces mois que je relis (exclusivement, mais dans l'ordre chronologique et intégralement) Henri Michaux, c'est la question du rythme qui revient obsessivement devant. Par exemple, sa journée de silence. Pour lui, apparemment, plutôt le dimanche. Mais sur vingt ans, même trente ans : une fois par semaine, ne parler à personne, ne rien absorber de solide. Ce qui correspond aussi, à lire les descriptions de ceux qui l'ont visité chez lui, au dénuement des murs, du moins dans la pièce de travail. Un tabouret, une table pour les dessins. Comme longtemps le lieu des peintures était exclusivement ce garage à Meudon. Ou comme Baudelaire refusait une table chez lui, par principe et justement parce qu'il était poète. Ou comme j'écris ces jours-ci l'ordinateur sur les genoux, allongé sur cette banquette où j'ai l'impression d'être sans nuit sans jour dans la petite pièce à silence. Michaux dit que beaucoup de ses poèmes et les textes les plus étranges en prose sont venus, à n'importe quelle étape de sa vie, de façon irrépressible, dans le creux de ces journées hors du monde et de son bruit. Que cette réclusion ouvre justement au plus intense de l'ouvert, ce qui nous rapporte (je lisais {Bouclier pour les coups}, je voudrais écrire pour moi un texte qui aurait ce titre et cette même fonction, mais pour les coups d'aujourd'hui, ceux que nous prenons) le monde ouvert dans les mots et leur rythme le plus précis jusqu'aux détails, et cette façon unique chez Michaux de laisser le rythme produire cette bizarre incomplétude, cette question sous le récit, comme ici avec le mot {tumulte}, cette idée d'être préservés quand on ne l'est pas, et cette ombre sous-jacente de la violence : {Nous ne sommes plus préservés}. A présent certains parmi nous ont le désir incoercible de vivre avec les animaux sauvages. Nous les laissons partir. Il en revient quelques-uns. Mais perdus, muets. Les bêtes sauvages - vraiment sauvages - n'en veulent pas. Elles ne se laissent pas tromper par des inclinations tumultueuses, par simplement des intentions. De ce côté aussi le fossé est grand et large, un fossé qui ne peut actuellement être comblé. Chaque fois qu'on parle en public de l'écriture numérique, quelqu'un pour demander : -- Comment vous faites pour garder les brouillons ? Comme si ça comptait, même avant l'ordinateur. Merci à Marc de Biasi, Yvan Leclerc et quelques autres, l'approche génétique nous a fait relire autrement Flaubert, sans doute même travailler autrement. Mais suffit pour un seul. L'université est saccagée par la momification de ses propres savoirs (je parle des facultés des lettres) bien autrement que les avatars qu'on proclame aujourd'hui émeute : émeute silencieuse des savoirs morts. Quand Michaux déménage de la rue Séguier, il détruit la totalité de ses brouillons et manuscrits. Ce texte ci-dessus datant d'après la rue Séguier, il en demeure probablement des ébauches. Mais je ne me vois pas en demander à Michelline Phankim la communication : il y aurait quoi, trois ratures, une reprise du lendemain, peut-être que le mot {intention} émergeait plus tôt, et que Michaux l'aura déporté en fin de verset pour cette boiterie qui lui est propre ? Peut-être qu'est venue d'abord cette image des {perdus, muets} dans ce retour de la sauvagerie (nous affrontons la sauvagerie : et d'abord celle de ces grands commis issus du sérail notable, grandis dans leur notabilité lisse, incapables d'écoute, et la dérive de leur assemblée croupion amplifiant le poids obscène de l'argent), et que Michaux aura écrit ensuite, mais placé en tête, ce {Nous ne sommes plus préservés.} Je ne veux pas le savoir. Ses textes sur la rapidité en peinture, sur le {ne pas} travailler en amont pour que le geste soit net, que la figure lève de l'exécution, bien sûr cela vaut pour son écriture. Michaux n'a été peintre que pour s'empêcher du travail d'écrire. Je dérive ici sans ordre. Ce qu'apporte cette dérive c'est de marcher avec les mots là où on ne devrait pas les écrire ni même les dire. Tout se mêle. Ces semaines-ci j'étais en rogne après une officine d'écriture qui avait associé à mon patronyme (quand on rentrait mon nom dans Google) un « lien commercial » payant pour offrir ses services. Je voulais en parler sur Internet, mais le lien n'apparaît plus : sans doute qu'ils n'ont pas jugé utile de prolonger l'abonnement, ça n'amenait pas assez de clients en retour. Du coup, je me dis : à cause de ça, j'allais manquer ma journée Michaux, comme je nomme mes journées silence. De quel silence vous prive l'Internet si, même si on a organisé de ne voir personne, qu'on est dans sa pièce de travail avec le lit une place et l'ordinateur sur les genoux, on garde la possibilité d'écouter la voix des autres, de recevoir leurs images ? De quel silence vous prive la possibilité qu'offre Internet de parler aux autres tout en restant trente heures d'affilée sur votre banquette une place, l'ordinateur sur les genoux et les livres de Michaux posés à côté ? On en parlait la semaine passée avec les musiciens : [Pifarély->282] et les autres n'ont pas de routine au quotidien pour la pratique de l'instrument. Ils disent : on sait ce qu'on vient de terminer, on sait vers quoi on s'achemine, voilà ce qui conditionne la pratique, en oubli, en construction. Je n'ai pas ce problème d'oubli : je sais à peu près heure par heure ce qu'il va me revenir d'effectuer la semaine suivante, mais si c'est passé de vingt-quatre heures il me faudra tout un processus mental pour retrouver ce qui fut dit ou fait. La semaine est une construction en amont : je sais que j'aurai à lire en public mercredi soir, que je devrai me rendre jeudi à Nantes, que j'ai vendredi matin un rendez-vous privé important, et chaque mardi le cours de deux heures aux [Beaux-Arts->https://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=299] qui est une espèce de montée en tension sur trois jours, même si une fois lancé il n'y a plus qu'improvisation. Mardi je parlerai de Michaux, et donc aussi de sa journée silence et ce qui en conditionne la forme de ses narrations fantastiques, trop mises en arrière-plan par l'appropriation que s'en sont fait les poètes : nous avons à enlever Michaux aux poètes ou dits tels. Donc je pratique moi aussi, de tout cet hiver, la journée silence. Elle n'est pas régulièrement le dimanche. Elle a souvent été le lundi, quand on perçoit à distance le ronflement accru de la ville. Quelquefois j'ai dix jours à l'attendre, comme ces dernières semaines avec les empilements de voyage, Lyon, Bruxelles. Parfois c'est le luxe inouï d'une ville où on peut rester tout le matin, voire la journée, à l'hôtel. Ceux qui ne savent pas s'étonnent : -- Mais tu ne t'es pas baladé, tu n'es pas allé voir tel musée, tu n'as pas visité ce quartier... Non. Trop précieux, ces bulles de silence déspatialisé, quand de plus la chambre où vous êtes ne vous offre rien de personnel ou de singulier. Quittons la dérive. Je sors de trente heures là, dans la petite pièce silence. Il n'y a pas eu de téléphone, les courriers reçus sont en attente. J'avais des livres, j'ai joué un peu de musique (index gauche [foulé->423] fait encore souffrir). Ce matin, je suis allé jusqu'à la [boulangerie->https://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=94]. J'étais surpris du ciel, lavé de toutes ces pluies récentes. Des brouhahas d'oiseaux, on ne se souvenait plus du bruit que peuvent êtres les oiseaux le matin, et que dans ces franges urbaines ils puissent être tant. Sur le bord du fleuve, je croisais des véhicules d'autrefois, pétaradant maigrement sur des pneus minces. Activité de printemps aussi, ces rassemblement de collectionneurs bricoleurs, chacun se dote comme il peut de sa singularité, elle doit être perceptible et reconnaissable. Ils étaient quarante ou soixante, je ne sais pas, roulant presque au pas sur la chaussée encore illuminée des pluies de la nuit, au long du fleuve lourd. Je regardais forcément : la Simca 5 c'est celle de mes parents, les Dauphine ou Aronde des souvenirs d'enfance, et vous êtes bien vieux de découvrir que désormais nos propres voitures d'adolescence sont considérées comme objets de collection. Non, ce qui me surprenait c'est l'illusion : on ne parle que manifestations, violences, destruction, et eux organisaient calmement leur fête du dimanche, l'imposaient aux rues de la vie ordinaire. Rien n'est folie de par le monde : ce qu'on vous montre de là-bas c'est cela l'illusion, le vrai passe au ralenti devant vous, pétaradant doucement sur pneus vernis, vieilles Peugeot, 4 CV Renault, coupés Mercédès à museau pointu. La sportive Eunice Barber se fait maltraiter par des flics excités, et on découvre ce que peut être ce comportement devenu si banal et ordinaire pour les gamins qu'à Pantin je rencontre tous les jours (Neffah sort de dix-sept heures de garde-à-vue, on l'accuse d'avoir lancé un pavé sur les uniformes, mais lui c'est un rappeur, un doux, un poète, et quand il a dit à son avocat commis d'office qu'il n'avait pas lancé de pavé ni rien d'autre, il s'est fait répondre : -- Tu sais, tous ceux qui sont accusés de truc comme ça disent qu'ils ne l'ont pas fait, alors faudrait que tu trouves autre chose...). Je joins ci-dessous le texte écrit par Neffah au sortir de sa garde-à-vue : la moitié de la [classe->https://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=221], et la professeur, étaient venus s'installer dans la salle d'attente du commissariat pour l'attendre. Je ne sais pas s'il y a une différence et quelle, du texte de Neffah ci-dessous, du texte de Michaux ci-dessus : c'est là-dessus que j'avais démarré la semaine dernière aux Beaux-Arts, si les signes typographiés sont ces figures de loin indifférenciées, où est la foudre, et comment elle peut vous prendre, que doit-on y convoquer pour qu'elle vous emporte, et où ? Neffah a dix-huit ans, et Michaux en avait soixante-et-un d'une même et continue obstination pour parvenir au texte ci-dessus. Bon, je regardais passer ces voitures et m'étonnait que toujours monsieur conduise, que madame soit à côté. Sans doute, un peu plus loin dans la campagne, au terme du rallye, ont-ils leur banquet annuel. Une dame m'a même fait bonjour de la main, c'était gentil. Ce qui m'amusait, c'est que beaucoup d'entre elles s'étaient habillées façon voiture : à l'ancienne. Etrange façon se s'utiliser soi, pareil que l'objet si soigneusement entretenu, rafistolé, réparé, pour tromper le temps. L'époque est glauque, dit Neffah. Nous ne sommes plus préservés, dit Michaux. Les voitures anciennes roulaient vers le repas du dimanche et les dames s'habillaient comme pour prouver que tout cela n'existait pas, ni ce qui est arrivé à Eunice Barber. Juste cela, qui restait vrai : ces déguisements, et de rouler en convoi dans le monde d'aujourd'hui avec les joies d'autrefois (ou supposées telles). La boulangère, à qui je demandais si ce n'avait pas été trop dur de se lever plus tôt que de coutume, m'a répondu que de toute façon, malgré le changement d'heure, les clients n'étaient pas venus avant l'heure habituelle: qu'elle avait été toute seule, dans sa boulangerie, de six heures à sept heures qui hier auraient encore été, heure d'hiver, de cinq à six et elle le disait toute recueillie, comme elle aussi d'en sortir, du temps silence. Les titres du journal, devant le comptoir, bien sombres. - texte de Neffah, écrit vendredi 23 mars 2006, après sa garde-à-vue : grisaille chant funèbre glauque putain d'époque mon dieu pourquoi tout m'écoeure pourquoi l'homme perd la foi quand il a faim et froid ombre et lumière aveuglé un peu comme Ray Charles on reste figé régi par l'essence du mal qui enflamme peu à peu mon âme un mal être soudain y a peu de magie par ici le crâne a une allure de nagasaki la vie c'est juste un stage dans le mal on fait naufrage laissez moi réfléchir au calme mon champ de vision est bloqué par les barres de béton fils y a personne qui t'écoute vraiment tel un baveux commis d'office les tombes se creusent à la petite cuillère tout se kiffe sur l'éphémère compte-rendu de son interpellation par Eunice Barber, le vendredi 23 mars 2006 : Elle se trouvait à bord de sa voiture en compagnie de sa mère et de son neveu aux moments des faits. "J'ai tourné à gauche alors qu'un officier de police m'avait demandé de prendre à droite. Je n'ai pas compris son indication", a-t-elle dit. "Le policier a tapé sur ma voiture. J'ai ouvert la vitre et ce policier m'a giflée. Je suis sortie de la voiture. D'autres policiers sont arrivés." "L'un m'a tordu la main et un autre m'a tiré les cheveux puis ils m'ont plaquée au sol", a ajouté Barber qui porte une minerve et qui souffre d'insensibilité dans les deux mains et d'une élongation à l'épaule droite. "Ils m'ont ensuite mise dans le fourgon. Là, deux femmes m'ont marché sur les mains et la tête. Elles m'ont dit: 'tu crois qu'on fait ça en Afrique'?" "Elles m'ont dit: 'tu as de la chance qu'il y a du monde sinon on pourrait te faire pire. Quand tu sortiras d'ici tu portera des béquilles'." Barber a dit ne pas savoir pourquoi les policiers se sont comportés avec elle de la sorte. La championne a également précisé qu'à ce moment de l'interpellation les agents de police ne connaissaient pas son identité. "Ils sont devenus gentils une fois qu'ils ont su qui j'étais", a-t-elle insisté. La championne, remise en liberté dimanche après une journée en garde à vue, a affirmé être encore très choquée et a dit avoir peur. Barber a déjà déposé une plainte auprès de l'inspection générale des services (IGS, la "police des polices") mercredi. Le récit fait par les policiers concernés diffère radicalement de la version fournie par la championne. "Je n'ai plus la tête à l'athlétisme", a conclu Barber, 31 ans. Barber a été championne du monde de l'heptathlon en 1999, médaillée d'argent en 2003 et 2005 dans cette discipline. Elle a également été championne du monde de saut en longueur en 2003 et médaille de bronze de cette spécialité en 2005. - sur le fait courant qu'un récit fait par les policiers concernés diffère du témoignage de ceux qui l'ont vécu, peut-être relire [Brice Petit->http://www.tierslivre.net/spip/rubrique.php3?id_rubrique=16] - extrait Libération concernant Eunice Barber: ... cette phrase d'excuses ­ d'explications ? ­ qu'une policière aurait prononcée après que Barber a mis un terme au traitement musclé en dévoilant son identité : «Vous savez, une Black dans le 93 qui se fait interpeller, c'est une gifle.» Le tarif habituel en quelque sorte. Quelques scènes qu'elle aurait vécues dans les commissariats (Saint-Denis, puis Bobigny), après son identification, sont aussi gratinées : un des «flics» «qui l'avait violentée» essaie de taper la discussion avec elle ; d'autres s'enquièrent de la date de sa prochaine compétition. «D'un coup, tout le monde a voulu être très gentil, s'est indignée Barber, mais moi, je veux vivre normalement, je veux être traitée en tant qu'être humain, pas en tant qu'Eunice Barber.»

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 26 mars 2006
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