profession arrangeur monde
intuition brève

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ou un autreTumulte au hasard  : les yeux ouverts et blêmes

Ça m'est venu là, en descendant du train à Montparnasse et parce que je voulais prendre quelque chose pour la toux à cette pharmacie dans le hall de la gare, qui est un monde en elle-même puisqu'elle accueille quatre files de clients en parallèle, dans les empilements de boîtes et les publicités miraculeuses pour toute automédication. Donc je traversais le hall en diagonale et c'était une silhouette seule direction nord nord-est suivie quasiment dans le même point de ciment noirci par autre silhouette direction nord nord-ouest : elles ne se croiseraient jamais, ne se rencontreraient pas, et qu'est-ce qu'elles avaient pourtant de si semblables qu'on aurait eu le souhait de les arrêter, de les mettre en présence, peut-être tout de suite faire qu'ils se tiennent la main, se parlent ? Je connais la faune des gares, et Montparnasse est une vraie gare de marée montante et descendante permanente, pas une gare avec faune résiduelle comme gare de Lyon ou gare Saint-Lazare ou gare de l'Est : la faune à Montparnasse c'est plutôt en quittant la gare et descendant dans ces galeries sous la tour, ou carrément vers la rue de la Gaîté. Non, tous ces gens qui passent sans cesse dans toutes les directions on pourrait imaginer une profession d'arrangeur de monde : quelqu'un mobile aussi, doué d'une bonne intuition de l'autre, et chargé ainsi de mettre en rapport un isolé avec un autre isolé. Ainsi l'arrangeur de monde, bien reconnaissable par une tenue appropriée, parcourrait la foule en ces lieux, toujours mobile, aux aguets, et procéderait aux mises en rapport : son rôle s'en tient là. Je l'imaginais même, sortant de cette pharmacie, comme si les bancs installés à cet endroit du hall attiraient plus particulièrement les personnes âgées, ne limitant pas sa fonction à tous ceux-là, les errants, les solitaires, mais aussi ces silhouettes plus lentes, alourdies de valises. Sur le moment, d'ailleurs, tout me paraissait extrêmement clair : je regardais les gens, je voyais si clairement. Celui-ci avec celle-ci, et celui-là, qui attendait-il : et telle silhouette se présentait justement qui correspondait. Quarante minutes plus tard, je m'assieds dans un bar et rédige cela sur mon ordinateur descendu du sac à dos, c'est moins évident. Ce n'est pas une agence de mariage, un office de rencontres, non, c'est à la fois plus grave et plus immédiat. Quelque chose qui a à voir avec le sentiment de fraternité dans la foule. Et moi-même, j'en serais capable ? Certes non. Je ne réponds pas au téléphone, je ne sais jamais parler à des gens que je ne connais pas, je suis bien trop timide en fait. Alors pourquoi ? Pour ne pas reconnaître qu'à cet instant-là ça aurait été un service à me rendre ? Puis une heure après, parlant avec lui qui aura été le premier à lire l'ensemble de ces textes rassemblés : « Est-ce que vous vous rendez compte qu'à chaque fois que vous effleurez une trappe dangereuse il y a fuite ? » Et il me dit cela presque en souriant, comme si sur une telle phrase on ne pouvait pas littéralement imploser soi. J'essaye de contrebalancer : « La peinture de Paul Klee trouvant son unité si chaque point examiné localement est ce mouvement de se fuir ? » Mais comment j'en serais sûr. Il en rajoute : « Vous les écrivains vous savez très bien que Freud a existé et vous avez l'obligation de faire semblant du contraire. » Il est bien servi d'ailleurs, l'ami, pour le savoir dans sa vie personnelle. Je réponds par cette figure dans Saint-Simon, à la mort du duc de Bourgogne, ce puissant qui prie, mais regarde entre ses doigts ce qui se passe : image que Proust reprendra par copier coller dans la mort de la grand-mère : encore une fuite, ma réponse ? Et je suis revenu gare Montparnasse.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 avril 2006
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