occupations bizarres
suite de l'investigation Cortazar

retour sommaire
ou un autreTumulte au hasard  : ô maniaques hurleurs que vous êtes

Je relis la suite de fictions de Julio Cortazar intitulées {Occupations bizarres}. Le recueil suivant s'intitule {Matière plastique} et c'est plutôt (une des bizarreries géniales de Cortazar, que le projet s'énonce toujours à côté de son intention) dans ce recueil suivant que s'accomplit le vrai projet des {Occupations bizarres}. De même que ses {Occupations bizarres} font suite à un précédent ensemble intitulé {Manuel d'instructions} où l'étrange c'est la place du pluriel : il s'agit d'une liste de différents manuels brefs, lesquels chacun ne valent pas en eux-mêmes, puisqu'il s'agit de la forme codée des modes d'emploi techniques, mais précisément pour l'occupation qu'ils dénotent, et les font bien évidemment relever de ces {Occupations bizarres} qu'il n'a pas encore écrites, ainsi de ses {Instructions pour tuer des fourmis à Rome}, des fameuses {Instructions pour monter un escalier} ou de leurs équivalents {Instructions pour pleurer}, a contrario des {Instructions exemples sur la façon d'avoir peur}. Dans la biographie brève de Julio Cortazar à laquelle je travaille, la confiance que je prends, et qui me le rend très proche, donne l'impression étrange parfois qu'il est là, allongé sur le canapé tandis que j'écris à ma table sous sa dictée ou moitié, complétant mes phrases dans ses silences, ou bien laissant tomber le texte en cours pour parler simplement avec lui d'un sujet qui nous traverse, par exemple : de la contemplation des [axolotls->444] dans le sombre et humide et désuet aquarium du Jardin des Plantes, ou bien des caractéristiques techniques de ces [bus Volkswagen->http://www.tierslivre.net/livres/autoroute.html] si populaires dans les années 70 comparés à nos voitures d'aujourd'hui. L'enjeu donc, que la vie de Julio Cortazar est suffisamment connue pour ne pas présenter d'intérêt majeur. On sait ses amis, ses goûts : ils sont d'un homme propre. Et puis les cheveux qui poussent, la vie plus désordonnée à Londres : j'ai répertorié ces fractures. On doit obéir chacun à son besoin de fracture. Ce qui m'importe, dans l'invention de Julio Cortazar, c'est comment s'écrit le virage du fantastique. Chez lui, c'est souvent affaire repérable de langue. Contrairement à Borges, où c'est l'idée qu'on bifurque, chez lui on pèse sur un petit point de grammaire et voilà, l'ordinaire est embarqué, et non plus reconnaissable. Il a d'abord fallu une datation précise des écritures. Ce n'est pas linéaire. Il y a des bouffées d'invention, et puis des calmes plats. On doit se sentir la tête vide, laminée : la merveille, est-ce qu'elle reviendra ? Est-ce qu'on sera encore capable du virage, de la levée ? On sent la fatigue. On monte un escalier, on s'arrête, on prend le prétexte de remonter sa montre (à cette époque, on remontait les montres), et puis le lendemain matin, au bistrot, en prenant un demi bien trop tôt dans la journée, avec du mauvais papier et un stylo tout ordinaire, on écrit d'affilée {Instructions pour monter un escalier} puis {Instructions pour remonter sa montre}. On a l'amorce d'un recueil qui s'intitulera {Manuel d'instructions} et puis de là, on se dit qu'on pourrait prolonger sur les {Occupations bizarres} elles-mêmes et en voilà une petite suite qui naissent. Mais elles ne sont pas assez abstraites, on sent qu'on pourrait aller plus loin, voilà une suite de textes bien plus courts, parce qu'ils n'auraient pas pu offrir à plus de contenu, mais maintenant on a la force de les accepter dans leur sécheresse : ils font quinze lignes, ils font une demi page, et on appellera ça {Matière plastique}. Quand il les rassemblera tous dans un livre, l'idée du Temps émergera avec une puissance singulière : mais lacunaire. Justement parce qu'on ne parle pas du temps, mais d'escaliers, de montres, de paires du lunettes, d'un journal laissé sur un banc et ce sera cet immense titre de Cortazar, par détournement d'adjectif (je l'affirme, et c'est tout le projet de cette biographie en cours : chez lui on pèse sur la grammaire où on la sent faible) : {Cronopes et fameux}. Considérez par exemple un instant ce titre de Julio Cortazar (c'est juste après le texte inventaire de ses {Merveilleuses occupations}), et cherchez vos souvenirs de lecture, ce halo qui reste indéfiniment, même vague, et qui signe le meilleur du fantastique : {Petite histoire tendant à illustrer le caractère précaire de la stabilité dans laquelle nous croyons vivre, autrement dit : les lois pourraient céder du terrain aux exceptions, hasards et improbabilités, et c'est là que je t'attends}, histoire qui fait deux pages. Périmé, ce vocabulaire ? Donc ces jours-ci, enfermé dans la pièce avec la machine pour exutoire, j'ai provisoirement remisé Henri Michaux (me plaît que le texte de Cortazar hanté par Michaux s'appelle {Armes secrètes}, et j'ai rendez-vous la semaine prochaine pour recueillir de quelqu'un qui les a connus tous deux ce que fut leur relation, à Cortazar et Michaux : ils ont probablement parlé d'Amérique du Sud, et encore plus probablement d'insectes, de batraciens, et peut-être d'axolotls, la semaine prochaine après ce rendez-vous j'aurai les dates précises). Ainsi, la liste des titres de Cortazar avec leurs dates est une trappe considérable à l'imaginaire, et texte qui vaut par lui seul. Les textes de {Cronopes et fameux} ont été écrits entre 1956 et 1962 : le monde certainement affecté de tensions qui valaient bien celles qu'on traverse. L'idée d'un danger global aussi, certainement, et Berlin muré. Une confiance dans les journaux et les livres : il en vivait, après tout, des textes courts vendus aux éditeurs, Cortazar. Aujourd'hui, on s'en fiche des {nouvelles}. Regardez Annie Saumont : le destin livre écrase le jeu pluriel des {nouvelles}. Elle en a pourtant, des os et de l'électricité, Annie Saumont (je me souviens cet été, ce qu'en faisait Bonnaffé : mais il exploserait n'importe quel texte, le [Bonnaf'->http://www.cafougnette.com/], comme on dit, nous qui l'approchons comme un animal sauvage, de cette même beauté en fait).
Jacques Bonnaffé lisant Annie Saumont et lisant Tumulte
Qu'est-ce que ça ferait, du Cortazar aujourd'hui : on mettrait en ligne une suite de textes, chaque jour, qui s'intituleraient selon les rubriques {occupations bizarres}, {manuel d'instructions} ou bien cet autre titre fascinant de Cortazar : {Façons de perdre}. Vous avez lu {Façons de perdre} ? Une autre façon de répondre à Cortazar et de redire aujourd'hui la fraternité qui nous lie à sa grande silhouette et ses façons d'ours pas cuit, ce serait de prolonger ces listes, et les compléter chacun. J'ai commencé à lister mes {occupations bizarres}. Plus on y regarde de près, plus on y ajoute. C'est l'entretien des ongles, quand on perd sa souplesse ou qu'on a encore ce doigt moitié cassé. C'est, là tout de suite, la radio que j'écoute sur ma machine : une radio y a pas plus idiot, elle diffuse en continu des chansons des [Rolling Stones->http://www.tierslivre.net/spip/article.php3?id_article=322] et rien que les Rolling Stones. Or j'ai dans cette pièce, rassemblée en trois ans avec deux copains, sous forme de huit DVD format mp3, quelques deux mois d'écoute en continu vingt-quatre heures sur vingt-quatre), la totalité accessible de ce qu'ont jamais enregistré en quarante ans les Rolling Stones, mais voilà : justement parce que je connais ça d'avance et par cœur, ça fait tampon, ça isole le reste éventuel des bruits de la rue, ça fait métronome. Sinon, c'est silence. C'est la liste des sites que je consulte le matin en allumant ma machine, le tour habituel du pâté de maison des amis et puis le moins avouable, ou le pas avouable du tout. Il n'avait pas d'ordinateur ni de réseau, Cortazar. Il y a chez Michaux, c'est même - bizarrement, je le concède : bizarrement - justement ces textes-là que cite Cortazar dans ses {Armes secrètes}, plusieurs courts textes sur la façon différente dont s'organisent chez garçons et filles le sentiment de honte ou la concession à ses faiblesses : rapport là aussi à l'invention de récit ? Je relisais Cortazar au lieu de commencer la relecture, qui m'effraie, des cinq cent quarante pages du premier cercle de ce Tumulte, tout annoté en rouge des coquilles de typographie que j'ai à reporter dans mon fichier, processus lancé de l'impression. Pour ma biographie future de Julio Cortazar, je suis confronté de plus en plus directement à une idée très simple et grave : l'impossibilité de monde à quoi contraint l'attente du fantastique, et qu'elle soit toujours sans promesse. L'obligation de retrait, de temps dans quatre murs, ou de marches en silence dans la ville. Et si on vide une bière avec des amis à une terrasse (il faisait cela fréquemment, du moins avant la rupture de Londres), que ce qu'on porte là, dedans, ça n'accède pas à la conversation : on bégaye. Est-ce qu'on est prêt pour soi-même à payer le prix qu'il faut, toute cette séparation qu'exige le fantastique ?
J'en profite pour de la pub, mais comme d'hab ça servira à rien: fêtes du livre, bibliothèques, théâtres, invitez-moi pour une lecture Cortazar... Vous assure que ça sera fort souvenir : ou alors dites-moi que les textes ci-dessus vous les connaissez tous? Condition : j'amène avec moi (c'est aussi pour avoir parlé de Bonnaffé) [Sylvain Kassap->399]... Et merde, dans 50 ans c'est comme ça que ça marchera la vie des auteurs, tout gratuit sur le Net et ce qui nous fait vivre: ce partage vivant. Y a juste à attendre (dans 50 ans, restera mon crâne d'os...). Les 3 premiers à demander on fait prix d'ami... Enjeu vital pour nous auteurs. Et aussi pour la mémoire vivante de la littérature. A preuve que je vous en donne une tout entière, d'histoire de Cortazar que vous ne m'inviterez jamais à venir lire un soir de cette nuit, en été, avec Sylvain Kassap aux esclarinettes...
{{Progrès et régression}}
On inventa un verre qui laissait passer les mouches. La mouche s'amenait, poussait un peu de la tête et hop, elle était de l'autre côté. Joie débordante de la mouche.
Dommage qu'un savant hongrois ait tout fichu par terre en découvrant un truc qui permettait à la mouche d'entrer mais pas de sortir, ou vice versa, à cause de je ne sais quelle flexibilité des fibres de ce verre qui était salement fibreux. Aussitôt on inventa l'attrape-mouches en plaçant un morceau de sucre de l'autre côté dudit verre et beaucoup de mouches moururent de désespoir. C'est ainsi que prit fin toute possibilité de fraternisation avec ces animaux dignes d'un sort meilleur.
© éditions Gallimard - trad Laure Bataillon.
{Et si tout tenait, au fait, au mot }hongrois{? Hongrie, Bucarest, 1956, ah bon : quel rapport ?}

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 avril 2006
merci aux 1450 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page