vie amusante de Keith Richards
Keith à l'hôpital : week-end avec attente

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ou un autreTumulte au hasard  : dévore l’espace

Donc Keith Richards est à l'hôpital, et on ne sait pas ce qui se passe. Keith Richards n'a pas eu le temps de grandir : saisi vif dans l'adolescence, peu probable qu'il ait jamais eu besoin d'avoir trois sous dans sa poche, à partir du jour pour lui éclatant où il put disposer d'une seule. Il suffit que je repense à cette phrase très banale, dans mon livre [Rolling Stones, une biographie->http://www.tierslivre.net/livres/stones.html] : « Lui qui ne fréquenta qu'une seule journée le travail salarié » (c'était dans les Postes anglaises, à trier les colis de Noël, pour ses dix-sept ans, et il avait arrêté le soir même) pour avoir en tête ces rires immanquablement qui viennent, partout où j'ai lu ce texte à voix haute. Je ne suis pourtant pas dans le genre comique mais voilà, ce genre de réflexion nous étonne tellement qu'on en rit. La vie de Keith reste celle d'un gamin qui s'amuse, et il a soixante-deux ans. Parce que c'est dans son rôle, et qu'il joue le rôle du millionnaire ado continuant la provocation rock'n roll ? Probablement pas. Je ne crois pas qu'il y ait quiconque au monde pour savoir comment c'est, de marcher dans le cerveau de Keith Richards. On serait quelques-uns d'ailleurs à préférer payer pour ça, ne serait-ce que trois heures durant, que si on nous offrait en tour en navette spatiale. Le monde doit être considérablement distendu et déformé. Mais les visages qui y restent présents doivent peser d'une proximité considérable, et ce ne sont pas des visages indifférents : je repense à ce {Crawlin' King Snake} en duo à deux guitares, Richards et John Lee Hooker, quelques mois avant la mort du vieux monument blues. Je repense à ces engueulades de Richards et Chuck Berry, dans {Hail ! Hail ! Rock'n roll !}, ce concert offert à Chuck pour ses soixante ans, quand dans les répétitions il contraint Keith à reprendre huit fois d'affilée les premières notes de {Carol}. Qui d'autre au monde aurait pu se permettre d'infliger cela à Keith Richards ?
Donc elle continue, la vie amusante de Keith Richards. Il vit au nord de New York, dans les collines de Sleepy Hollow, une zone forcément plutôt résidentielle haut de gamme. Quand il y a déménagé, avec ses deux filles et Patti Hansen, on l'a convié à jouer au golf, ou s'inscrire à la société d'histoire locale : « A moi, ils disaient ça », grince le nuage de fumée enroué qui a nom Keith Richards. Mais il socialise. Par exemple, encore, l'été dernier, parce qu'il voit des ballons sur un portail, chez des voisins avec qui il aurait souhaité de bonnes relations : il n'est pas invité, mais on le voit débarquer, il a une guitare et un ampli. Il offre son cadeau au petit môme de huit ans : un poignard de commando, un vrai, lame de quinze centimètres. Et puis il branche sa Fender et joue. Vous ne voudriez pas, vous, un concert de Keith solo chez vous, {A nearness of you} à cinq mètres et sans frime ? Ils trouvent ça fort, les braves gens, mais au sens très élémentaire du terme. Richards joue cinq morceaux, pas moins, on l'écoute encore poliment. Ça se gâte juste après, parce que la prise de courant qu'il a monopolisée est dans une grange avec l'essence pour la tondeuse à gazon, et c'est pile là qu'il jette sa clope. Fin de la grange dix-huitième siècle, fin de l'anniversaire, des ambulances mais heureusement rien de grave. Par contre, on n'a pas eu le temps d'emmener à l'hôpital un chien et trois poules et c'est ça au bout du compte qui les choque, les gens. L'hiver d'avant, c'est un autre voisin qui voit paraître chez lui le Keith : « Vous pourriez me prêter votre souffleuse à neige ? » Le voisin dit qu'il ne connaît pas monsieur Richards, qui jusqu'ici ne s'était pas donné la peine de se présenter. Il répond ne pas posséder de souffleuse à neige. Le lendemain matin, dans sa grange personnelle, plus de souffleuse (si, il en avait donc une) ni de machine à tondre le gazon : on les retrouve dans le bassin à poissons rouges, avec une grosse langue dessinée sur le mur. Richards a toujours été entouré, depuis avant ses vingt ans, par des assistants musclés qui n'ont pas forcément la cervelle d'un Ian Stewart, de belle mémoire -- et la nuit que voulez-vous, on a de quoi descendre, {I always drank hard} dit-il et personne n'a jamais mis ça en doute pour ce qui le concerne.
La vie écran, c'est l'information pas immédiatement vérifiable, mais vite susceptible de recoupements précis qui permettent, à condition de savoir ce qu'on cherche, une proximité jamais auparavant envisageable. On peut se promener dans les rues, écouter les gens, entrer dans les forums les plus spécialisés. Quelquefois, on bute quand même sur le silence. Les Rolling Stones ont terminé leurs concerts en Australie et Nouvelle-Zélande, maintenant il y a l'Europe, gros morceau, milliers de billets vendus. Alors normal qu'à soixante-deux ans on se repose. D'ailleurs c'est une permanence dans sa vie depuis longtemps, à Keith : une intensité de crête, capable de ne pas dormir pendant des jours, et puis ces avalements, ces retraits, huit jours au Wakaya. Il a fallu que Keith ait ces envies de jouer au singe. On ne sait encore [rien->http://novogate.com/board/968/222815-1.html], à cet instant où j'écris. Sauf que d'un seul coup, l'écran nous permet de visiter en détail le [Wakaya Resort->http://www.wakaya.com/acco.php], dans les îles Fiji. On peut même réserver en ligne. Moi qui, avec mes cinquante-deux ans, suis fatigué de terminer mon livre issu de ces textes {Tumulte}, est-ce que j'ai droit à huit jours au Wakaya Resort ? Est-ce que je les souhaite ? J'ai des envies de cette sorte, des luxes secrets. Là, ce week-end, j'aurais volontiers marché trois jours dans les rues de New York. Si, un moment ou l'autre, j'ai trois semaines et trois sous, j'aimerais bien repartir en Inde : ça a tellement changé, l'Inde. En attendant, je reste, je visite à six heures du matin le Wakaya Resort : ainsi, c'est là qu'ils prennent leurs vacances, les invisibles. C'est d'ailleurs le seul slogan de l'établissement : {Just disappear}. Aucune annonce publique, rien pour les journaux. C'est que les enjeux financiers d'une éventuelle panne de Richards sont lourds. On ne sait pas ce qui s'est passé. Ni si les Ron Wood étaient avec les Richards, ni ce qu'il en est exactement des dommages. Keith est tombé d'un palmier qu'il escaladait. Mais que faisait Keith Richards à escalader un palmier ? Voir chez le millionnaire voisin (ou voisine), cueillir une noix de coco, poursuivre un singe ? Il est blessé à la tête. On l'a transporté à l'hôpital privé de l'île principale des Fiji, et Internet nous offre des photographies de l'hôpital. Mais le Wakaya Resort refuse de confirmer ou d'infirmer, et l'hôpital se tait. On vient d'apprendre il y a une heure que Keith avait été transporté des Fiji à la Nouvelle-Zélande, mais qu'il s'agissait seulement d'examens et de consolidation : tant mieux. Nous attendons des nouvelles de Keith Richards, et Internet est comme une nappe sourdement fluctuante amorçant une brusque pli ou une pointe enveloppante sur la piste de Keith Richards.
Il y a quatre ans, il nous avait déjà fait ce plan-là, justement dans sa maison du Connecticut : « tombé d'une échelle en rangeant sa bibliothèque ». C'est le mot {bibliothèque} qui incitait à penser à une version un peu simplifiée, ou aseptisée, de l'accident. Encore que : à trente ans, il collectionnait systématiquement les livres concernant Adolf Hitler. Disant que ça l'aidait à avoir moins peur de ces phénomènes de foule, qu'invariablement les Rolling Stones déclenchaient, et du sentiment de solitude que cela provoque, quand on est en face. Maintenant, il dit plus évasivement aimer lire des livres d'histoire. Ce type aurait pu mourir déjà mille fois. On a des photos de lui dans l'incendie de sa maison de Redlands, on a des anecdotes de lui dans les terribles tunnels de la dépendance à l'héroïne et ce qui s'ensuit des doses trop fortes. Il traîne après lui une cohorte de morts. Et pourtant il grimpe aux arbres. Paraît-il. On va réécouter Beggar's, demain. Pour y croire.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 avril 2006
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