tout à domicile
sans connaissance préalable exigée

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ou un autreTumulte au hasard  : fêlure

Dans cette ville, on pouvait tout faire à domicile. On ne s'en était pas rendu compte tout de suite. On était habitué aux infirmières, le matin, une habitait même dans ma rue, on connaissait ses horaires à cause de sa voiture, là, pas là. Il y avait aussi les réparateurs, les fourgonnettes, les installateurs. Deux heures immobile dans la matinée, on repérait forcément à tel endroit ou tel autre une fourgonnette. Et souvent aussi des voitures bien cirées, des voitures revendues avant qu'elles aient deux ans, en général des hommes qui venaient par deux, lestés d'une serviette de cuir, qui sonnaient à telle porte. Et ce n'était pas seulement les gens de l'immobilier, profession d'ailleurs peu à peu concédée, elle à son tour, à de jeunes femmes. Je ne sais pas, moi, qui ils trouvaient dans les maisons. Moi aussi j'étais souvent dans ma maison (la maison que je paye à la banque, pas de loyer mais hypothèque sur le prêt). On a son écran, même deux écrans, chez moi, reliés par ondes radio au réseau et voilà comment je travaille. On ne restait pas chez soi uniquement pour y travailler ; à partir de cinquante ans, allez en trouver, du travail, il y avait beaucoup de retraités. Et pour les plus jeunes, plus d'horaires. Ils restaient trois jours chez eux, partaient quatre jours à la capitale, et même ceux qui ici travaillaient à l'hôpital, à l'usine, disparaissaient de la rue trois jours et puis les deux jours suivant ils étaient à leur jardin ou montés sur leur toit. On s'en apercevait mieux avec le beau temps. J'ai pu repérer encore hier une nouvelle voiture, avec des inscriptions blanches sur la vitre arrière : « BEA COIFF', coiffure à domicile ». Et puis ceux qui ne mettent rien sur leur vitre arrière, mais préfèrent quand même se déplacer chez vous. Pour un ami proche, deux fois par semaine un jeune homme pour la prise en charge d'un des enfants. Des artistes aussi proposaient du théâtre à domicile, des services de location vidéo. Dans le tissu indifférencié de la ville, hors du centre-ville réservé aux fringues, aux vitrines (les chaînes de magasin et d'enseignes se répétaient de ville en ville), on était chez soi, on se faisait livrer les courses, et tout était plus simple. L'écran suppléait. D'où l'importance quand même des restaurants, et qu'on y allait en fin de semaine, considérer ses semblables. Je ne sais pas si tout cela s'en va sur le bon chemin. On m'a proposé cela récemment : je viendrais à domicile, régulièrement, parler une fois de Michaux, une fois de Lautréamont. Pourquoi pas, pour un écrivain, cela donne du sens. On m'a dit que je pourrais vendre en même temps mes livres, là j'ai calé. Comment, avec une valise dans laquelle j'aurais mis en pile mes productions d'autrefois ? J'ai dit que cela, la parole vivante, raconter Michaux ou Lautréamont, là, chez les gens, à la place du téléviseur et comme font l'infirmière ou la coiffeuse, m'agréait parfaitement. Les gens inviteront leurs voisins. Ils m'ont demandé si ce n'était pas trop grave, que les voisins n'aient pas connaissance préalable de l'œuvre de Michaux.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mai 2006
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