de l’irrigation des betteraves en Ouzbekistan
suite autobiographique [version 3]

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ou un autreTumulte au hasard  : vivre dans l’idée des autres

[version 3, février 2006]
C'était à peu près clair, même complètement. La veille au soir ou l'avant-veille on s'était donné rendez-vous dans le centre-ville, l'artère principale, cette artère piétonne. Ça, de l'hôtel, je savais y aller. On avait pris ensuite un bus. On avait roulé longtemps, et comme j'étais avec eux, trois ou quatre, ou deux ou trois, je n'avais pas comptabilisé les arrêts. On traversait une à une les strates de la ville. Ses zones plus vieilles, puis ses espacements. Parfois le bus tournait à angle droit, comment s'orienter. Les endroits où ne va pas sans l'accompagnement d'un plan, d'une aide. Tout au bout, la cité universitaire. Les appartements ou les chambres, je n'ai plus vraiment souvenir de la disposition exacte, communiquaient. En tout cas on passait d'une chambre à l'autre, d'un lieu à l'autre, et tous étaient étudiants je crois dans une école d'hydraulique. Pas rien, l'hydraulique, dans ce pays-là. Il y avait aussi des filles, peut-être, pour elles les Russes, en ces combres temps du dernier Brejnev, leurs copains Algériens étaient comme une promesse de départ, d'une autre vie, là-bas près des déserts, ou d'une mer toute bleue : mais la plupart du temps ils repartaient seuls. C'était le cas, ce soir-là, une des filles, une Russe, une brune très fine et très belle, pleurait. Je ne sais plus quelle langue nous parlions, un peu de la leur en disant oui même sans comprendre si cela autorisait de rester encore un peu ensemble et de finir le verre, et quelquefois elles-mêmes nous écoutant parler sans comprendre puisque avec eux on parlait, les Algériens par qui j'étais venu là (et l'amitié qui serait longue de Chérif, lequel revenait d'Ouzbékistan où il travaillait à un système révolutionnaire de microgouttelettes dans un cycle de refroidissement évaporation, sur les betteraves je crois, pour une irrigation sans presque de consommation d'eau, et Chérif ensuite s'établirait à Blida, il me visitera plusieurs fois à Paris et depuis combien de temps désormais sans nouvelles : c'est lui qui la première fois m'avait parlé de Sétif, je porte Sétif depuis cette nuit-là exactement). Et donc aucun souvenir de comment s'était fait dans la nuit le retour, probablement parce qu'une voiture avait été « arrangée » (c'était le mot traditionnel), puisque ce lendemain matin, et bien du brouillard, et des visages emmêlés - et la beauté aussi de cette fille, qui pleurait - je suis revenu à l'hôtel à temps pour le mini-bus qui nous emmène, Roland Barbier et moi, lesté de notre accompagnateur obligatoire et silencieux, à l'usine où est notre machine. Et que le soir je me rends de l'hôtel à la rue piétonne (la rue Pouchkine), qu'il y a eu tout à l'heure encore ce coup de téléphone, cette voix confirmant le rendez-vous, essayant de m'expliquer, mêlant de mauvais anglais, et j'ai le numéro de l'autobus, je crois avoir assez repéré le quartier de la cité universitaire, quand elle était apparue devant les vitres du bus, pour savoir où descendre. La ville vieillit, la ville se défait, et parfois le bus tournait à angle droit. Des blocs interminablement gris ou ocre ressemblent aux blocs interminablement gris ou ocre vus la veille ou l'avant-veille. Le temps se prolonge, je m'inquiète. A qui demander, à qui parler. Je regarde mon plan, mon plan ne me renseigne pas. Peut-être la cité universitaire va-t-elle se profiler quand même. Et puis je ne serai plus que tout seul dans l'autobus, et le chauffeur là-bas me fait signe de descendre. Le chauffeur a coupé son moteur, et s'est rendu à cette cabane en bois, là-bas, où probablement on lui sert à boire, bière ou kvas. C'est une place herbeuse, en rond, d'où partent des petites rues à la mode de Moscou, immédiatement saisies dans la forêt et le dédale des petites maisons de bois. Moi aussi j'ai faim. Je suis sûr du numéro, mais comment l'être de la direction ? J'ai pris le bus dans le mauvais sens, de la cité universitaire et de la fille qui pleurait je suis à l'extrémité opposée de l'immense ville. J'ai un souvenir très précis de cet instant du soir en cette place ronde et déserte, toute banale mais déjà hors la ville, un silence, une durée, des oiseaux, de l'air vaste et là-bas la cahute où le chauffeur mangeait avec les doigts de ces poissons fumés qu'on y sert, ou ces autres silhouettes, alourdies de sacs en plastique, qui disparaissaient dans le dédale des forêts. Quand le chauffeur est remonté dans son bus, je suis remonté aussi, j'ai payé à nouveau mon billet et cela n'a même pas eu l'air de tant le surprendre, Puschkinskaïa Plochad, c'est sans doute les seuls mots que j'aurai prononcés de la soirée. Je n'ai pas beaucoup de souvenirs matériels de ce voyage à Moscou. Juste un épais cahier rouge, mais dont les pages écrites ont été plus tard déchirées et détruites. Le reste, donné, usé ou perdu. J'ai gardé longtemps un livre cartonné gris, des éditions de Moscou (qui éditaient aussi les oeuvres complètes de Lénine et d'autres livres politiques, avaient même une librairie marché Saint-Germain), ma méthode pour apprendre le russe, puisqu'au bout des trois mois j'en baragouinais un petit peu, assez pour se débrouiller enfin dans la vie courante. Mais la voix n'a jamais retéléphoné.

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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 12 mai 2005
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