calcul des poutres et agrammaticalité
de la notion d'amitié dans la vie courante


Est-on un pilier ou un appui pour quiconque ? Non. Quiconque croit prendre appui hors de ses propres forces, son propre recours, il va tomber. On le sait pour soi. On finit par l'apprendre. C'est lent. On a tant cru pouvoir s'appuyer sur celui-ci, celui-là. Moi j'en plaisantais, ce matin vers quatre heures (moi en me levant, mais lui, là-bas de l'autre côté des ordinateurs, à quelques centaines de kilomètres donc le même fuseau horaire, incapable de savoir s'il se lève ou se couche). Donc ce matin nous en plaisantions : il venait de [mettre en ligne->http://www.desordre.net/blog/blog.php3?debut=2006-04-30&fin=2006-05-06#383] un court texte où étaient répertoriés cinq de ses amis, dont j'étais. Mais je ne m'étais pas mis à la bonne case. Voilà qu'il me traitait de pilier. Si je suis pilier déjà pour moi-même, il est lourd, il est fissuré, le pilier. Il fatigue comme une poutre. On apprenait ça aux Arts et Métiers, le calcul des poutres avec la fatigue, dans le cisaillement et la flexibilité : je n'ai pas un bon souvenir de cette école, mais le calcul des poutres oui, j'aurais pu passer ma vie à calculer des poutres, rien qu'à savoir qu'ensuite on les lancerait en plein ciel, pour un pont ou un immeuble, qu'on retirerait après les coffrages et soutènements, et que ça tiendrait alors tout seul. D'ailleurs, tout cet hiver, garant ma voiture près de la gare, en général pour le train de 8h20 du matin, je photographiais au passage ce chantier d'un banal immeuble de bureau : et j'ai peut-être moins photographié le chantier lui-même que la variation continue de l'éclairage du jour, à la même heure et au même lieu. Quelquefois on se sent comme une masse, lancée vaguement dans le quotidien, et qu'il faut bien accumuler les heures, cocher à mesure les cases de ce qu'il y avait à faire. On n'est pas pilier pour les autres. On est pilier lorsqu'on est dans cet état-là, de la masse rigidement continuant sur sa lancée, ou qu'on s'efforce de pousser pour tenir. Sans doute qu'aux autres on sait ce qu'on prend. Dans la liste du peu d'amis (j'ai répondu ça, ce matin, par mail, à l'ami : -- Ma liste n'est pas plus longue que la tienne, on s'en veut chacun que la liste soit si brève mais c'est bien aussi qu'elle soit brève, on y est plus exigeant). Il y a l'ami triste qui fait résonner ce que vous portez en vous de triste. On tient à distance les bavards, les encombreurs, grâce à lui qui parle peu et n'encombre pas, ne vient pas sans cesse déposer chez vous ce que vous n'avez pas demandé qu'on y dépose. Il y a aussi que pour chaque année qu'on déplace le curseur, même loin dans le passé, on convoque -- comme d'un simple trait de coude sur la poussière on revoit -- tout net la surface d'origine, les amis de ce temps et que la relation à distance reste intacte : pourtant, à eux, dont vous avez besoin pour évoquer ce qui est loin, mais que vous portez tout près, vous ne demanderiez pas avis pour les questions graves d'aujourd'hui. Non pas en ce qu'elles sont plus graves, plutôt juste que les temps se recouvrent horizontalement, sans se fondre. Il y a des relations qui ne sont pas complètement {amies} parce qu'elles sont dures : on vous dit oui ou non, et de votre côté pareil. Mais après, quand on se lance ensemble dans le travail, c'est solide, c'est fort. Ce sont aussi des amitiés qui comptent : amitié dure, qui n'inclut pas l'affectif. Avec des artistes on peut connaître ça, des gens d'affaire aussi : et l'éditeur, on lui accorde les deux. Je n'aime pas les amitiés molles. Je n'aime pas les gens qui disent qu'il faut {se voir}, je repousse les gens qui pensent qu'il faudrait se {parler}. J'ai répondu à l'ami, inversement, que ses propres enfants on avait la surprise de découvrir, quand ils grandissent, qu'ils interviennent là dans votre univers comme amis, que c'est assez étrange à expérimenter. Je n'aime pas l'idée qu'on puisse donner comme cela aux autres simplement parce qu'on aurait cette pulsion, de donner. J'en suis doué, je la connais. Elle est d'ailleurs parfaitement indépendante de l'importance de l'objet. J'ai donné autrefois une voiture, un accordéon rare, il y a quelques livres que je rachète régulièrement parce que je les donne. Mais qu'on me prête cette image, je ne pardonne pas, je coupe définitivement. On ne fait rien par altruisme, en tout cas pas moi. On essaye que le pacte soit clair : ici, où nous sommes ensemble, je suis parce que voilà ce que je reçois. Le pacte est guerrier, même si l'échange semble porter sur bien autre chose. J'ai donné cet hiver un cours, où il s'agissait d'improviser pendant deux heures sur la figure d'un auteur : ce que je donnais était systématiquement un cadeau empoisonné, qui, à mesure qu'ils s'en approcheraient, ensuite, sans moi, les mènerait à plus d'instable, plus de doute. Moi, je ne choisissais les thèmes de ce cours qu'en tant qu'ils me plaçaient d'office dans cet instable et ce doute, à un point d'incandescence que l'étude solitaire ne m'offre pas. Par exemple, j'ai peu d'amis dans le théâtre, dans la peinture ou autres arts plastiques, parce que cela suppose de partager du temps social ensemble. Je n'aime pas traverser des foules, et le théâtre me fait terriblement peur parce qu'il est consommé en collectif, et que ses rituels débordent son temps propre. De la même façon, je ne vais jamais à des expositions, ni au cinéma, et encore moins à des fêtes, dîners ou repas : j'ai peur. Je dis que j'ai assez avec l'étude de la littérature, et d'ailleurs c'est ce que je fais. Lisant chaque soir, en ce moment, un livre sur l'{agrammaticalité} de Saint-Simon, et l'après-midi relisant Ernst Bloch, {Héritage de ce temps}. L'étude de la littérature peut être considérée comme un pilier : ici on entre, on retrouve ses marques, on avance lentement, et c'est exactement comme les musiciens de souffle (trompette, bugle, trombone) qui vous disent que sans la pratique quotidienne la musculature se défait. L'étude de la littérature est une occupation qui vous requiert sans que le partage soit possible, et pour moi cela suppose que les soirs soient silencieux, solitaires et qu'on apprenne à refuser les prétextes de sociabilité. On ne le vit pas comme un sacrifice, plutôt progressivement comme un bonheur -- et même, le défaut qui y serait associé facilement serait de considérer trop vite les autres avec condescendance parce qu'ils ont d'autres intérêts, que nous on trouve mineurs. Il me disait, de façon perverse, l'ami : -- Mais lui, qui le soutient ? Il a compris ce que je traverse, certainement. Même si on ne l'a pas évoqué. Je lui ai dit que j'allais mieux, finalement, à avoir fait quelques coupes claires : ne plus s'occuper d'actualité, s'être retiré des machines collectives où l'énergie est à sens unique. Lecteur de Saint-Simon, on n'est pas naïf : à se porter là devant, ne serait-ce que par ce texte, on s'expose à des coups. On s'expose à ce que des quidams soient là avec le sourire, et ne se préoccupant pourtant que de leur petit destin. Alors on se détourne d'avance, et on s'occupe de destin bien plus petit encore : le sien propre. {Amitié : amitié pour l'inconnu sans amis}, disait Maurice Blanchot, cette phrase je l'ai longuement portée, comme un impératif, une résonance. Reste qu'on finit toujours par se trouver quelques compagnons : ils sont là-bas, ils sont peut-être loin ou sur d'autres modes de compréhension du monde, mais cet {inconnu} palpé à mains nues ils savent. D'ailleurs, ce vendredi, avec l'ami, si nous parlions, c'est de cela et pour cela. En fait, on sait très bien ce que l'autre a à nous dire. Ce qu'on ne sait pas, c'est avec quels yeux il le dit, ou quelle inflexion de la main et comment les épaules: c'est peut-être cela que d'abord on s'échange, et qui nous renforce sur les chemins seuls. J'aurais préféré pour ma vie le calcul des poutres. Il ne m'aurait pas éloigné pour autant de l'étude de la littérature, et particulièrement de l'{agrammaticalité} de Saint-Simon. On a chacun une liste de ses amis qui tient sur les doigts d'une seule main : comme nul n'a les mêmes, finalement la communauté tient, et même elle avance. C'est cela peut-être qui rassure, même sans poutres ni piliers : vue sur ciel, ciel abîmé.
PS : la publicité de la [Vallée des singes->http://www.la-vallee-des-singes.fr/default.html] est là par hasard, et pas pour rapprochement sémiotique avec les panneaux municipaux et parcmètres: c'est très bien, la Vallée des singes, c'est même grâce à ça que nos campagnes du Poitou continuent de vivre.

LES MOTS-CLÉS :

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 7 mai 2006
merci aux 1948 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page