l’architecte et sa nécropole
chez les morts _ 05

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ou un autreTumulte au hasard  : tout était réel

C'est un récit parfaitement réel cette fois-ci, qui commençait comme un rêve d'architecte. Un bâtiment face à la mer, sur une roche inclinée, pas besoin d'accès pompier, pas d'accès handicapé ni de cuisines à équiper avec de l'eau, du gaz et autres câbles. Rien qu'une stèle minérale devant la mer, sur la roche blanche. Notre pays a un passé colonial lourd, et qui a fini dans le pire gâchis de vies, là-bas tout au bout du monde, comme exactement de l'autre côté de la vieille mer que regarderait la stèle. Lui, le copain architecte, avait décroché le concours pour une idée simple : un bâtiment circulaire, la porte ouvrant niveau parking sur le haut, et épousant simplement la pente, rien d'autre n'en était accessible. Pas de gardiennage, et nul besoin de grillage ou de mur pour délimiter le terrain alentour, c'est ce qui avait séduit le jury. Il s'agissait de rapatrier en terre natale ces jeunes corps là-bas immolés aux furies des possédants, la vieille tradition coloniale qui avait contaminé jusqu'en nos temps modernes des dirigeants et des généraux qui avaient pourtant traversé une, voir les deux guerres : mais ce n'était peut-être pas des peuples, là-bas, où on envoyait les soldats et les bombes ? Dien Bien Phu, 1956, entre à peine dans les livres d'histoire : un tel massacre, pour rien, incompétence de notables qui ressemble bien à ceux qu'on garde aujourd'hui aux mêmes postes, après tout. J'aimais passer dans l'atelier de l'ami architecte, et pour lui c'était un bonheur : lui qui m'avait initié aux œuvres de Scarpa et son cimetière, voilà qu'on lui laissait le droit d'une sculpture, qui resterait là pour l'éternité des temps. Les monuments de notre histoire, ceux qui hébergent des morts, sont comme sacrés. La France rétribuait à son ancienne colonie une petite somme par corps exhumé, les restes placés dans une caisse de bois (ils ont un mot pour cela, cette rationalisation de l'espace), et payait le transfert par cargo jusqu'à Marseille : ils n'étaient pas si pressés, ces voyageurs-là. On avait estimé largement la place et le nombre de cases, paraît-il. Le copain surveillait son chantier, choisissait la pierre (il avait fait un voyage à Gênes, pour telle qualité de grès, et puis une autre carrière avait été choisie, dans le Haut Pays niçois). On lui a demandé s'il pouvait concevoir une extension : mais la forme circulaire de son bâtiment ne s'y prêtait guère. En creusant de quatre-vingt centimères dans le sol les galeries prévues et en resserrant un peu l'espace, on gagnait deux rangées, quelques centaines de cases. Mais d'autres envois étaient annoncés : la France pouvait-elle, à quarante ans du massacre, refuser d'accueillir ses jeunes morts ? Les charniers là-bas étaient mélangés, disait-on, et pas facile d'identifier qui avait eu la peau blanche et tel autre les yeux bridés. On dépêcha par avion un fonctionnaire, accompagné d'un médecin légiste : si la somme versée par corps était minime, en passant de deux mille cinq cents à quatre mille, la différence n'était plus si mineure ou symbolique. On convint qu'à l'écart de la nécropole un couloir discret dans la roche permettrait de rassembler les inconnus, les sans plaque. On avait arasé et compacté le parking de gravillon blanc, hissé des mâts pour les drapeaux, on en était presque à l'inauguration. Les premiers camions sont arrivés. Les coffres n'étaient pas de la dimension requise. On en avait ouverts pour vérifier : c'est que la terre humide de là-bas, pour certain composant calcaire, n'avait rien voulu dissoudre. Les momies tenaient bon. Ils avaient choisi de les tasser dans des coffres plus grands, mais comment les glisser dans les alvéoles de béton. Mon copain se retranchait derrière le cahier des charges qui lui avait été soumis. Il paraît que la solution choisie fut de scier les coffres aux deux tiers, et que cela n'avait pas été très agréable pour les trois types (« Des Algériens, en plus », m'avait soufflé le copain) qui pendant une semaine, avec des masques et des combinaisons, avaient poussé les coffres de bois devant la scie circulaire et reclouté les caisses. Trois alvéoles pouvaient ainsi accueillir deux coffres : - Moi je ne veux rien savoir, disait mon copain. On annonçait encore mille cinq cents coffres sur un nouveau porte-conteneurs : - Mais où ils les prennent ? Le fonctionnaire et le médecin légiste dépêchés pour la négociation n'avaient rien pu prouver : on leur présentait des noms de village, des lieux de charnier, des références codées de bataille. Ici, en France, on n'avait jamais voulu en fait établir ce compte. Avec mon copain, on roulait en voiture dans les hauts de Marseille : cette fois, c'était simplement une école à rehausser d'un étage et rénover, les articles publiés dans les revues spécialisées autour de la nécropole lui avaient apporté ainsi quelques travaux. On a pris la grande rocade qui filait vers Aubagne, et on est sorti un peu plus haut que la prison des Baumettes, qu'on apercevait, sombre et massive, sur notre droite. C'était une de ces rues de zones dites à aménagement concerté, des grillages standardisés, des entrepôts dont parfois une enseigne ou du matériel dans la cour laissaient comprendre la fonction ou l'activité. Et puis celui-ci, d'entrepôt, avec sur le côté ces spirales de tôle bleue de l'installation réfrigérante : - C'est ce qu'ils ont trouvé de plus discret, dit mon copain : un truc d'alimentaire isotherme. Dans la cahute devant l'entrée, un vigile perdait son temps devant une télévision allumée. On a passé au ralenti, on est reparti. - Tout est sous scellé, a dit mon copain, on en a près de quatre mille, là-dedans. Ils ont calculé que même si on les gardait quinze ans, ça reviendrait bien moins cher que construire. Je peux donner les adresses, et le nom du copain.
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François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 1er juin 2005
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