#rectoverso #04 | Elle le regarde regarder…

Elle le regarde regarder Joy qui arrive en moto. Ça pétarade, tous les regards se tournent vers elle. Joy, sa bouille ronde, sa frange brune, sa bouche gourmande. Elle n’entend pas ce qu’il raconte à Joy. Elle l’observe de loin qui rit avec Joy. Il sautille sur ses longues pattes de sauterelle. Elle, elle s’appelle Emma. Elle a les yeux gris. Du même gris que la Seine. Pure fiction ? Elle voudrait s’appeler Joy. Comment peut-on être aussi jeune et triste ? Joy a raflé la mise. Emma a appris par la bande que Joy possède une malle en osier, une malle suffisamment grande pour que Joy puisse s’y allonger. La malle est tapissée d’un molleton rose en satin. Il n’y a que Joy pour inventer des trucs pareils. Il n’y a qu’Emma pour y croire. Lui peut-être qu’il rêve de s’enfermer dans la malle avec Joy.
Emma s’engouffre dans le passage qui sépare grand Bourg de petit Bourg, elle se glisse entre deux murs en pierres sèches. C’est un endroit où disparaître sous le couvert des lianes aux feuilles collantes qui tressent un abri par dessus les murs. Elle dévale la pente, rejoint la Seine où tout est gris sauf les chiffons rouges qu’il utilisait pour attraper les écrevisses. Emma peut rester des heures à regarder passer les mariniers. Depuis qu’elle a entendu  la chanson de Brel : «Les mariniers me voient vieillir, je vois vieillir les mariniers, on joue au jeu des imbéciles, où l’immobile est le plus vieux», elle s’installe face à l’écluse, regarde monter et descendre l’eau boueuse au rythme des bateaux. Emma se l’est promis : quand Joy retirera son casque, s’il l’embrasse, elle sautera du pont qui enjambe la Seine et rejoindra les écrevisses.
Bien sûr qu’il la domine intellectuellement. C’est bien de cela qu’il s’agit, l’emprise. Ou alors ce n’est pas de cette emprise-là qu’il faudrait parler mais d’une autre plus profonde avec des eaux tourmentées et sombres. Est-il possible de faire de la Seine une scène, une unité de lieu, un personnage ? D’imaginer trois jeunes, adolescents, une moto, un rire, de la mélancolie. Pure fiction ?  Et une malle en osier, deux murs qui s’effondrent, une noyée, des mariniers impassibles. Remonter le temps jusqu’aux petits enfants qui se baignaient joyeux dans l’eau claire avec leurs bouées canards. Fiction pure. Emma boirait du whisky ou n’importe quoi d’autre du moment que ça réchauffe. Vider verres et bouteilles comme on se noie pour ne pas avoir froid. Mais encore ? Il faudrait évidemment passer le permis fluvial, plonger dans le trafic des péniches au fil des ans, racler le fond de l’eau, ajouter des tonnes de sable et de gravier transportées d’un bout à l’autre du fleuve, étudier le fonctionnement de l’écluse depuis qu’elle est devenue automatique, se demander : où est passé le dernier éclusier ? Laisser la Seine répondre. 

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.