#rectoverso #05 | patine

Impressions géographiques — une appellation, rien de plus, et le temps sur les choses. Et sur le corps. Le mien et le leur, qui traversent et s’inscrivent dans la rue, année après année. 

1971, quitter Marseille. Hier, la femme m’a dit En 71, j’étais d’accord pour la Suisse, y retrouver le calme, mais au fond ça a été pareil. Pour lui, l’homme, instable et tyrannique. La Suisse, loin du soleil et des bistrots. Pourquoi pas ? 

La rue étroite, le point fixe qui ne change pas. Quatre ou cinq fois par an. La haute maison au mitan de la rue, le jardin de derrière, on y descend en douze marches depuis la porte dans la cuisine, le jardin de devant est de l’autre côté de la rue. Jean que la femme appelle Papa, et Madou que la femme appelle Maman vivent là, parfois seuls, parfois la maison pleine. On est quatorze quand tout le monde est là dit Madou à qui veut bien l’entendre, voisine, ancienne élève, ancien collègue ou parent, ou seulement boulangère ou le boucher. 

En 71 un portail remplace l’ancien portillon et le petit escalier a été démoli au profit d’un élargissement et d’un plan incliné vers le jardin, on a sauvé le rosier grimpant. Après des années de camping, il y a la caravane à sortir et rentrer, à garder à l’abri l’hiver. Jean détèle la caravane, il empaume la poignée dans sa main large,  il la fait tourner sur place, la caravane est devant lui, il la tient dans la pente mais ne voit rien, il dirige pourtant la manœuvre. Il crie : Retenez-la, retenez-la. On y va. Doucement. Doucement. Il y a des moments comme ça, la situation est proche, concrète, le poids de la caravane contre  mon épaule, le cri avec dans le ventre la petite peur de mal faire, de manquer de force et de lâcher. Jean crie : Doucement, doucement. Jusqu’en bas. Alors j’entends sa voix.

En 90, la caravane est sous le hangar, elle est allée partout, elle a servi aux sœurs de la femme, mais là elle ne sort plus, elle reste en place, on y dort parfois s’il manque un lit. On n’est plus quatorze, on ne tient plus tous ensemble. La maison reste la même, sauf une chambre retapissée, et des doubles-vitrages en feuilles de plastiques à recouvrir les livres montés sur des châssis visés aux fenêtres, Jean aime fabriquer, tant pis si l’efficatité rééelle est faible, il soutient le contraire. Qu’on a brûlé moins de fioul et eu moins froid. En vingt-ans, les deux entrées de la rue, rue de la Saunerie et rue du Champ du Prieur, ont encore changé. Côté Saunerie, plus d’épicerie Alimentation Générale, l’épicier monsieur Bousquet parti à la retraite, Chez Bousquet a fermé sans laisser de trace. Je vérifie aujourd’hui la date exacte, l’inauguration de la nouvelle Gendarmerie était en 82, la caserne porte le nom d’un résistant, le préfet remercie sa veuve d’avoir accepté qu’on garde le nom malgré le changement de bâtiment. Et la rue bientôt sera à sens unique, les jardins seront un peu rétrécis et Rue des Coopérateurs sera élargie, ce sera en 94, après le débordement du Tarn et les dégâts partout en basse ville. Coté Champ du Prieur, la rue n’est plus la même, elle a été élargie sur son bord gauche en sortant, plus de mur de pierre ni de débouché direct, mais un mur de béton avec cachés, bien cachés des voisins dont on ne sait rien — ils ne parlent pas, ils sont pas de Millau et sont plus nantis que nous et les autres — sauf qu’ils creusent une piscine, une piscine en plein Millau…on connaît pas, on sait pas comment ça nous ferait, on aimerait essayer mais ils n’invitent pas, et on les connaît pas, on sort de la rue en longeant leur mur de béton, on regarde pousser leurs bambous, des bambous à Millau… quand les bambous sont bien grands, on ne voit plus rien, la rue est jonché de fines feuilles jaunies quelque soit la saison, il y a la place de poser une ou deux voitures. D’autres maisons se rénovent, et même se vendent, mais elles gardent leurs formes, restent familières sauf la couleur de la façade, d’un été à l’autre, ce qui change ce sont les bruits, les voix, la façon de converser dans les cours, les jardins, de laisser des rires passer, ou bien l’arrivée d’un chien ou de quelques poules, un coq qui chantait derrière la maison crie à présent de l’autre côté, je sais que ce n’est pas le même, qu’un poulailler a fermé et qu’il y a un nouvel enclos ailleurs, le cocorico a seulement traversé par magie, les conversations quand on se voit dans la rue se raccourcissent mais on connaît les enfants qui prennent la suite des parents, Bonnaterre, Muret, d’autres fois la maison se transforme entre les mains de propriétaires qui ne sauront jamais qu’on entrait autrefois par ce qui est devenue l’arrière, un passage minuscule prenant sur la Traverse du Champ du Prieur avec au fond une porte de fer, un poulailler qui ne servait plus que pour un gros poulet de temps en temps, à faire tuer par madame Muret un de ces dimanche de foire quand Fontaneille descend, madame Muret la mère, on disait chez André Muret. Plusieurs Muret occupaient la rue. On prenait les escaliers vers la cuisine, on toquait et on nous ouvrait. 

A partir de quand le sentiment d’étrangeté a-t-il pris le dessus ? Lors des visites enfantines quand la rue commente d’où on arrive : Marseille, Fribourg, Barcelone, Paris, Lyon et nous interroge à peine un pied hors de la voiture ? Après que j’ai passé deux ans dans la maison entre 1974 et 1976 et perdu tout le monde de vue après 1977, le bac, les études qui font quitter Millau. Après que l’enfant soit née, que la grand-mère, l’autre, soit morte, après le grand-père, l’autre soit mort aussi. Est-ce la rue, la ville, l’arpentage qui change ou seulement le corps qui les traverse, j’ai cherché les gens, les visages, je les scrutais, celui-ci ou celle-là serait peut-être là, comme moi en vacances, je traversais la ville, me tenais devant leurs adresses, leurs maisons. Aucun mouvement, des noms inconnus, des impressions bizarres. Et si quelqu’un me demande ce que je cherche ? Je file, je marche comme si je savais où aller ensuite, je fuis aussi vite que possible, j’achète du fromage en chemin, je prends une photo que je ne reconnais pas quand la pellicule revient développée, je me baigne sur des plages nouvellement aménagées dans des rivières aux eaux froides, ça reste au moins, je parcours des chemins à pieds, des routes en voitures, rien ne ressemble à ce jour de crue en 1976 quand la Dourbie hurlait contre le haut rocher avant la Roque, rien ne ressemble à ce jour de juin 2000 où je suis venue encourager José Bové à son entrée au Tribunal pour un Mac-Do démonté. Il arrive en charrette avec ses co-accusés, ils sont dix, il y a leurs paroles révolutionnaires prononcées sur la place remplie de monde, le monde le soutient, je suis-là, je remplie la place, je soutiens Bové, sa cause me remplie, la ville a beau garder sa forme, elle est différente, chaude, bruyante, bruissante, les regards se saluent, Place Emma Calvé au forum, c’est Bourdieu qui parle, rien ne m’arrête et je pose une question, à la Maladradrerie au bord du Tarn, Susan Sontag est vivante, elle est sur scène avec Bové, elle prononce des paroles de femme et d’écologie, de militantisme, des parole à entendre, à diffuser, des paroles qui disent sa maladie, son combat et la force de militer qu’elle garde intacte et nous transmet, d’autre aussi le font mais elle est la plus formidable, j’aime tout d’elle, sa robe longue, ses cheveux lâchés et sa force de conviction. A la nuit, Cantat n’a tué personne, Noir Désir joue pour une foule infinie, juste avant Zebda, et après Cabrel. La Maladrerie disparaît sous les corps, les milliers de corps chauds, dansants, vivants venus écouter les concerts et soutenir la cause. 35 000 peut-on lire dans les comptes rendus, on marche un temps fou avant de s’en extraire et rentrer. Rendez-vous est pris pour demain matin, ramasser les mégots et les papiers, on est plusieurs centaines, le terrain est ratissé en moins de deux, Bové nous félicite, on retourne dormir.

Aujourd’hui je vais avec la femme acheter des chaussures. Le magasin a changé de nom, mais il est là. A sa place. La même que dans ses souvenirs à elle. On attend du monde pour demain, les premiers ce soir. Le vent fait claquer la porte. Fermez les portes ! crie la voix de Jean.

A propos de Catherine Serre

CATHERINE SERRE – écrit depuis longtemps et n'importe où, des mots au son et à la vidéo, une langue rythmée et imprégnée du sonore, tentative de vivre dans ce monde désarticulé, elle publie régulièrement en revue papier et web, les lit et les remercie d'exister, réalise des poèmactions aussi souvent que nécessaire, des expoèmes alliant art visuel et mots, pour Fiestival Maelström, lance Entremet, chronique vidéo pour Faim ! festival de poésie en ligne. BLog : (en recreation - de retour en janvier ) Youtube : https://www.youtube.com/channel/UCZe5OM9jhVEKLYJd4cQqbxQ