#Boost #11bis | Avant

Il y avait ce mouillé de l’air comme des gouttes infimes en suspension et ce n’était pas irrespirable comme aujourd’hui. À cause du souffle des bêtes qui marchaient sans baisser la tête. Le jour se levait et il était trop pâle déjà à cette époque, mais on n’en parlait pas. Les bêtes n’avaient pas peur. Ceux qui marchaient à côté ou tout derrière croyaient les encadrer. Ils se trompaient. C’étaient elles qui les menaient vers le pré où la terre était grasse et gorgée de promesses. La baguette que tenait tantôt l’homme, tantôt la femme touchait rarement leur croupe. On aurait pu la croire inutile. L’enfant dans son gros chandail marine tricoté main avait un peu de mal à suivre à cause des bottes en caoutchouc à ses pieds. On achetait plusieurs pointures au-dessus pour qu’elles lui tiennent plus d’une année. On ne savait pas encore à quel point ces considérations ne pourraient plus être imaginées par les générations qui suivraient. Parce qu’il y en avait eu.  L’humain s’adapte à tout, tant que les bêtes suivent. Pour l’enfant d’alors tout était simple, un jour ses pieds grandiraient et il tiendrait la baguette et il marcherait dans le souffle des bêtes. Parfois l’une d’elles se soulageait et l’odeur de ce chaud qui écrasait toutes les autres, celle de la peur de ceux qui marchaient surtout, lui faisait comme un cocon de réconfort.

Enfin il y eut la catastrophe et il fallut partir. L’enfant grand se souvint de cette autre marche quand il était enfant. Et parce qu’il se souvenait d’elle, plus que d’autres, il marcha en confiance.  Il le racontera ainsi. Aux enfants il dira : désormais nous pouvions entendre leurs souffles qui répondaient aux nôtres, constituant une sorte de rumeur chaude et insolite qui remplissait l’espace à l’entour et ressemblait à un brouillard sonore, et cette rumeur nous soutenait dans notre folle progression jusqu’à nous faire frissonner. Non, nous n’avions pas peur d’eux, ils n’étaient pas ennemis, bien au contraire ils étaient de notre côté, et ils nous rassuraient avec leur odeur de suint et de cuir et de chair vivante, ils nous encourageaient à demeurer encore sur le fil mince et abrupt entre vie et survie, entre respiration et arrêt de la respiration. Et à cause de son récit, il fut décidé de garder les bêtes, celles qui avaient survécu.

Quand tout fut fini et que le Nouveau Monde fut en place, l’enfant était devenu vieux. Il lui aurait fallu une odeur de mouillé, d’humidité, de pré, de sous-bois, une odeur de vert qui ne roussit pas, une odeur qui perce les os, pour le corps revenir chez lui, dans le monde d’avant, une odeur de bois pourri, de neige aussi. La neige l’y aurait ramené. Elle n’existait plus. Le chaud assèche ses narines. Les odeurs ont disparu. Celle qui s’échappe des pulvérisations programmées à heures fixes a effacé toutes les pestilences actuelles. Elle change chaque mois. Celle de lavande lui brûle le nez. On ne peut pas lui échapper. Il ne peut même plus convoquer les autres. La lavande de ce mois écrase même ses souvenirs. Il a trouvé à la décharge des bottes en caoutchouc à sa taille. Il imagine sous son poids des mottes d’herbe qui lui déstabiliseraient le corps, d’un déséquilibre léger. Les pieds dans les bottes avancent en confiance, terre meuble et odorante. Il la foule, y dépose ses empreintes et elle lui répond par un tremblement équivalent, action, réaction, une symbiose retrouvée. Comme dans la cabane en bois d’autrefois une fois le pré traversé le souffle chaud des bêtes. Avec elles respirer. De cela il put se souvenir. Il faudrait toujours s’en souvenir.

A partir d’un paragraphe de Françoise Renaud :  » désormais nous pouvions entendre leurs souffles [..] »

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

Une réponse à “#Boost #11bis | Avant”

  1. très heureuse que tu aies choisi cette phrase de ma #11 pour écrire ta #11 bis… autour de la présence des bêtes

    je retiens cette phrase chez toi que je trouve magnifique : « Pour l’enfant d’alors tout était simple, un jour ses pieds grandiraient et il tiendrait la baguette et il marcherait dans le souffle des bêtes. »
    et la suivante aussi d’ailleurs : « L’humain s’adapte à tout, tant que les bêtes suivent. »
    et ce lien établi entre passé et présent à travers les pieds dans les bottes…
    superbe !

    (pour mettre en lien les deux textes https://www.tierslivre.net/ateliers/boost-11-traversees-printemps-2025/)