recto.
Le fait qu’on lui ait dit qu’il valait mieux oublier, et la voilà prête à ne pas.
Le fait que ces réunions de famille là, elle les aimait, car plus personne alors ne s’occupait de ses rêveries d’enfant, la laissait tranquille, sur le côté des discussions familiales et des belotes, oreille néanmoins tendue.
Le fait que ces moments se répétaient, et qu’elle en redemandait sans que les adultes comprennent pourquoi.
Le fait que c’est là, sous le grand lilas si vieux que personne n’en connaissait l’origine, qu’elle avait compris les liens entre eux, senti les tensions qu’ils masquaient pour faire comme si, pour sauver des apparences d’harmonie auxquelles elle avait vite commencé à ne plus croire, auxquelles eux s’accrochaient, besoin les uns des autres.
Le fait que c’est là, autour de cette grande table dont on la libérait volontiers bien avant le dessert, qu’elle avait compris que son père ne ferait jamais partie de ce bloc. Car il n’y avait là qu’un seul côté de sa famille, sa mère, les grands parents, grands-oncles et grandes tantes, parfois quelques cousins.
Le fait que c’est là qu’elle a trouvé cet amour là, celui d’un grand père aimant, une attention sans faille, une tendresse infinie, durable.
Le fait que c’est plus tard, bien plus tard, quand le vieux grand père est devenu un vieillard qu’elle a saisi comment lui l’avait construite, soutenue, comment il avait accepté ses choix sans les comprendre mais sans jamais les rejeter, se les faisant expliquer, en tirant ses propres conclusions encourageantes.
Le fait qu’alors elle n’avait déjà plus de lien avec les anciens sous l’arbre, certains étaient morts, et pour les autres, elle s’était éloignée, de plus en plus, désintérêt.
Le fait qu’après, bien après, elle a tenté de se souvenir, reconstruire un arbre généalogique alors que la généalogie l’ennuyait, fouiller les boîtes de photos, sans légende pour la plupart, tenter d’identifier des sépias de visages jeunes qu’elle n’avait connus que vieillissants.
Le fait qu’elle ignorait pourquoi soudain ce besoin de reconstituer des bribes d’enfance, ne le percevant d’abord que comme une influence, les autres autour intéressés par leurs passés, et elle se demandant pourquoi, pourquoi elle n’en avait rien à faire, pourquoi, même, elle ne voulait pas le ressusciter, pourquoi même elle l’avait oublié, en grande partie.
Le fait qu’elle avait eu envie de comprendre l’oubli, l’occultation, et la douleur avait surgi à la première raison retrouvée, la première gifle devant les autres pour une inconvenance enfantine, les remarques, les fausses fiertés, les jugements, l’incompréhension.
Le fait qu’elle avait alors interrogé, cherché à savoir, qu’ils avaient prétendu que non, qu’ils ne se souvenaient pas des choses de cette manière, qu’elle exagérait sans doute, que sa mémoire était faussée, et que pourquoi était-elle partie si loin, pourquoi avait elle fui, pourquoi ne les avait-elle pas écoutés. On écoute ses parents, leurs injonctions, on écoute les adultes quand on est enfant, on le doit. Et plus tard, on accueille leurs remarques comme des conseils bons à prendre.
Mais non.
Le fait qu’elle avait finalement refusé, ils ne voulaient pas comprendre.
Verso
Le deuxième enfant jamais né, le fait que la mère n’ait pas pu, pas voulu, le fait qu’alors on ne savait pas bien soigner les enfants nés trop tôt, qu’elle avait eu peur, la mère, le fait que l’enfant sauvé était devenu son univers, le fait qu’alors il n’y aurait plus vraiment d’autre lieu que celui où se trouvait l’enfant, le fait que devenir mère l’avait surprise, si vite, si tôt, si jeune encore. Le fait qu’il l’aurait voulu, lui, ce deuxième enfant jamais né, le fait que l’idolâtrie concentrée sur cet enfant unique avait vite atteint un degré d’exigence inatteignable, le fait que le piédestal dont l’enfant ne devait pas tomber était bien contraignant, obligeait l’enfant à des prouesses, parfois des mensonges. Le fait qu’elle n’avait jamais connu d’autre homme, la mère, qu’elle avait quitté un cocon familial -père adorable et effacé, mère sous la férule de laquelle elle s’était éduquée jusqu’à l’imitation. Le fait qu’alors elle reproduisait le schéma, inconsciemment peut-être.
L’enfant se souvient qu’il y avait chez la grand mère un instrument qu’elle n’a jamais vu ailleurs, un martinet, manche de bois et lanières de cuir un peu longues. L’objet avait l’air usagé, il avait servi. Le fait que la mère s’en souvenait, dans sa chair sans doute, et que la grand-mère ne l’avait pas jeté ni caché, que la menace pendait encore à un clou sur le placard de la cuisine. Le fait que ce châtiment qui planait sur le passé de la mère, l’enfant en ressentait les effets. Le fait que la mère, parfois, sous l’œil autoritaire de sa génitrice, lançait un regard explicite vers l’objet, tentée d’en user pour interdire le démérite.
Le fait que lui, le père, ne voulait pas voir, accordait toute la tendresse à laquelle l’enfant aurait droit, presque en cachette, lui qui parlait si peu après avoir conquis par les mots. Le fait que leur rencontre épistolaire avait pris la couleur d’un amour, eux qui en ignoraient tout, que les lettres s’étaient multipliées, qu’un jour l’enfant les retrouverait et découvrirait comment le lien s’était fabriqué, protégé par une distance fabuleuse, d’un continent à un autre, d’une guerre qui ne disait pas son nom à une paix retrouvée, un soulagement. Le fait que son retour avait été un départ, fini la campagne, vivent la ville et le mariage, vive l’enfant vite venu. Le fait que loin des siens, le père avait fait silence, avait accepté cette famille, sans jamais y être vraiment l’invité bienvenu, celui que tous auraient attendu avec impatience. Le fait que l’enfant avait tenté de créer le lien entre les deux tendres de la famille, son père et son grand-père, y parvenant souvent, rabroué parfois, se lovant dans leur affection dès que les sévères avaient le dos tourné, se reposant du piédestal dont ces deux là n’avaient rien à faire. Ils l’aimaient, c’est tout.
Le fait que plus tard, bien plus tard, quand le père à son tour vieillissant s’était éteint, la mère avait constaté, presque indifférente, que c’était la première fois de sa vie qu’elle se retrouvait vraiment seule sous son toit. Le fait qu’alors l’enfant, descendu de son piédestal, avait compris qu’il ne servirait à rien de la contredire.