Recto
Je baisse mes vitres dans l’espace d’un doute. Sur le bord de la route en train de déposer son sac-poubelle, Alexandre. Canne, l’œil bleu céleste, quatre-vingt-dix ans. La pente est raide. Je m’engage, rétrograde en première vitesse. Virage à gauche, un air frais traverse l’habitacle. Un gros matou noir pique un sprint pour se perdre vers les roseaux devant l’entrée sombre de la carrière. Les branches de noisetier frémissent. Tout est prêt pour un souvenir. Au bout de l’impasse qui grimpe comme un chemin de chèvre, il y a des blocs de maisons dont on a recollé tant de fois les morceaux que leurs murs affaissés, sous le goutte-à-goutte des tuiles, tiennent péniblement en équilibre. Un parent éloigné aurait pu vivre ici. Ce hameau délabré est niché en ville comme sur un arganier. Juste avant le portail en plastique vert chasseur qui barre la route (et que je vais ouvrir) il y a sur la droite ce garage bloc construit comme une citadelle avec devant un terre-plein pour garer un gros véhicule. Dans son mur, deux battants pleins en ferraille rouillée s’ouvrent de l’intérieur sur une pièce opaque. Tu t’imagines hériter de cette pièce. Pourtant ça pépie, ça gazouille. N’importe qui aurait réduit la partie haute qui ne sert à rien. Visiblement, ce n’est jamais arrivé. Sur le bord, un muret s’écroule sur la route; il est surmonté de déblai, et plus haut encore d’un bel arbre qui projette son ombre. Tu vois ce vert qui s’ébroue. Alexandre m’a parlé d’une vieille dame qui habitait autrefois ici. Elle n’a laissé aucune trace visible ; un bruit léger, un chant d’oiseau peut-être. Une fois les deux battants ouverts, la surface intérieure encombrée semble se refermer sous un plafond bas. Un placard sans grand intérêt, et parfaitement invivable. Devant le terre-plein, en remontant, un chemin minuscule contourne le muret qui s’écroule à l’ombre du bel arbre qui a poussé contre le mur. J’accède alors à la partie haute. Et à peine visible sous les lierres, d’une porte, j’entrevois des lambeaux de tapisserie, une charpente qui vacille, et des tuiles d’étroites lueurs de lumière. Ici une femme est morte d’ennui. Je ne vois pas comment les deux pièces sombres communiquent de haut en bas.
Verso
Je roule au pas devant une ribambelle de chatons noirs. Alexandre est absent de son fauteuil, absent de sa cour. Ses volets blancs sont sur pause. Je suis triste. Derrière sa maison, toute la masse du bloc de calcaire s’abaisse vers l’entrée éteinte de sa carrière souterraine. La vision n’est pas rassurante. Au bout de l’impasse, mal ficelé au tuyau de la gouttière, un fantôme blanc de déclaration préalable de travaux s’emballe dans le vent. Ici je voudrais que tout reste intact. Et pourtant, je ne partage aucune histoire avec ce hameau. J’arrête ma voiture devant le portail vert. Je ne sais pas ce qui me résiste dans la photographie des lieux. Sous mes pieds, la dalle de calcaire tremble; un marteau-piqueur perfore à proximité. Tu chercherais ce qui a changé. Ce n’est pas les maisons autour. Ce n’est pas le terre-plein creusé de part en part. Ce ne sont pas les palettes chargées de matériaux. L’absence d’une couleur. Je vois presque tout en noir et blanc avec les arêtes tranchées. L’arbre. Une lumière crue incidente défigure la façade. L’arbre a été coupé. Le bel arbre aux geais aux plumes bleues; toute la musique des lieux, évanouie. Un crève-cœur. Tu n’as plus rien à faire ici, pourtant tu es curieux. Le bloc blanchâtre est nu, avec une lucarne carrée à gauche des portes battantes en fer. Une tête seule me regarde de la vitre poussiéreuse. En haut, tout le toit orange est neuf, dégagé de son filet de lierre. Je m’éloigne pour contourner la partie haute. Un adolescent sort de la maison, me dit bonjour. Une nouvelle tête. La porte est grande ouverte sur la pièce rénovée sous les tuiles neuves. Je remonte le sentier où toute l’herbe a été brûlée. Je redescends. Le bruit du marteau-piqueur envahissant s’arrête. Un homme aux cheveux longs finit par apparaître. Souriant, le visage blanchi. Il me dit qu’il va habiter ici avec sa femme et son fils.
Tout est prêt pour un souvenir., beaucoup aimé cette phrase et tout le reste du texte aussi. C’est beau, c’est triste aussi, c’est plein d’une suite. Merci.
Merci pour ce retour Clarence… j’espère voir la suite…
J aime beaucoup le « tout est prêt pour un souvenir »!;)
Merci Jen d’être passée me lire!
On se glisse dans les images, on touche les choses et en même temps quelque chose se dérobe . Tout est prêt pour un souvenir : je me souviendrai avoir marché là : ce portail vert: ce bel arbre aux geais qui n’est plus , je penserai à elle morte d’ennui : mais cette tête nouvelle… et tout passé au blanc . J’aime beaucoup aussi : je baisse mes vitres dans l’espace d’un doute . Merci Michael
Grands mercis Nathalie !
« Tout est prêt pour un souvenir. »… « L’absence d’une couleur. » et voici comment de recto en verso, un monde… merci pour ce texte Michael