#rectoverso #08 | Amies ?

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Elle s’appelle Élisabeth. Toujours la première sur la liste d’appel de la maîtresse, avec son nom de famille en AB. Dans sa tendance idolâtre, ma mère a élu la sienne comme amie. Il faut dire que cette femme est plutôt remarquable. Je l’aime beaucoup. C’est bien utile aussi, parce que ma mère travaille un peu loin, et la sienne, à domicile. Elle est copiste, ce qui veut dire qu’elle tape à la machine une bonne partie de la journée, parfois dans des langues qu’elle ne parle pas, quand elle ne cuisine pas des trucs fabuleux qui ont du goût, beaucoup de goût. Ma mère ne cuisine pas.

Tous les matins, Élisabeth m’attend au coin de la rue, devant la porte de la crémière. Je la vois depuis la porte de mon immeuble. Il me reste alors environ 250 mètres à parcourir pour la rejoindre. Nos mères ont décidé que ce serait mieux comme ça, plus sûr. Quatre rues à traverser.

Tous les jours, nous partons à l’école ensemble, la blonde et la brune. De toute façon, nous sommes dans la même classe. Plus tard, nous serons encore et encore dans les mêmes lycées, devant les mêmes profs.

Ce que je vois de loin, le matin, c’est une silhouette un peu boulotte, surmontée d’un casque de boucles brunes courtes et abondantes. Moi, on m’a coupé mes cheveux d’enfant depuis longtemps. Mes anglaises posaient quelques problèmes de lavage, je hurlais sous la brusquerie des shampoings, alors, on a coupé, court, très court. J’envie la tignasse d’Élisabeth.
Elle a un an de plus que moi, elle est plus grande. Elle est aussi plus peureuse, et cette route à deux la rassure elle aussi.
Bizarrement, nous n’avons pas d’autre copine, ni elle, ni moi. Sans doute que de nous voir sans cesse collées l’une à l’autre rebute les autres. Pourtant, nous ne nous entendons pas si bien que ça, nous faisons ce que nos mères attendent de nous. Il demeure une sorte d’indifférence dans notre relation, peut-être parce que, de toute façon, nous savons tout l’une de l’autre, tout le temps. Et puis moi, j’ai interdiction de faire entrer qui que ce soit dans l’appartement où je suis souvent seule, quand je ne suis pas chez Élisabeth. On ne joue pas dans la rue, non plus. D’après ma mère, c’est un truc de garçons. C’est vrai qu’il y en a qui jouent au foot dans ma rue. C’est une rue calme. Ça fait des éclats de rire, du bruit, de la vie.

Quand je suis chez elle, la mère d’Élisabeth nous propose parfois de faire un petit travail, qu’elle nous paye. J’ai ainsi appris à bien plier en trois les lettres ronéotées qu’elle prépare pour nous, puis à les mettre sous enveloppe, dans le bon sens, coller l’arrière avec une éponge légèrement mouillée, et apposer les timbres, toujours à l’éponge – on ne lèche pas – et classer par ordre alphabétique de destinataire. Cela nous vaut de quoi acheter quelques bonbons, ou un croissant à la boulangerie qui sent si bon, juste avant d’arriver à l’école. Nous allons de plus en plus vite dans ces tâches.

Nos mères sont donc amies, nos pères se tolèrent, sans plus. Bien vite, nous avons fait vraiment beaucoup de choses ensemble : aller au cours de danse (je suis raide comme une baguette, Élisabeth déborde de son justaucorps), suivre les cours particuliers d’un prof qui nous enseigne l’espagnol, partir dans les mêmes colonies de vacances, partager aussi les congés de mes parents, en montagne, domaine inconnu de sa famille, écouter les conseils de cuisine de sa mère et jouer les petites mains, puis prendre de plus en plus d’initiative, faire nos devoirs, échanger des livres, se faire des signes depuis les fenêtres de nos chambres puisque, par un hasard étrange, la disposition du quartier fait que nous nous voyons par dessus un immeuble bas en face de chez moi.

Je suis plus habile qu’elle, je jongle facilement à trois balles dans la cour de l’école, je fait des triples sauts à la corde. Elle se renfrogne, elle n’y arrive pas.

Nous ne nous perdrons jamais de vue, au fil des années et des choix de vie.

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Voilà la crevette, elle sort de chez elle. Elle est vraiment minuscule vue de loin. Bon, elle court et me rejoint, comme tous les matins. On doit faire une paire un peu ridicule, le jour et la nuit, la petite blonde, la grande brune frisée. Elle est tout le temps en mouvement, ça me fatigue. De toute façon, je n’arrive pas à la suivre la plupart du temps.

A l’école non plus, en fait. Ça m’énerve, elle a un an de moins et elle est toujours en tête de classe. Pourtant, on fait souvent nos devoirs ensemble, on devrait avoir les mêmes notes. Mais non, en classe, elle va plus vite… après, elle se dissipe, prend des mauvaises notes de conduite. Bien fait pour elle.

Nos mères sont amies. Enfin, je ne sais pas très bien comment ça s’est fait, parce la sienne n’est pas beaucoup là, elle travaille un peu loin. Ce qui fait que depuis quelques temps, ma mère propose de plus en plus souvent de récupérer la crevette, de la garder. Ma mère comme nounou, on aura tout vu. De toute façon, elle aussi elle bosse, beaucoup même. C’est chouette son boulot, elle tape à la machine des thèses que les chercheurs ont enregistré sur cassette. En ce moment, c’est un truc sur les délinquants. De la sociologie. Le type parle des Blousons Noirs en répétant BE et NE majuscules. On entend ça depuis ma chambre, ma mère croit qu’on travaille mais on lit. On n’a pas grand chose à se dire, puisqu’on sait toujours tout l’une de l’autre. Alors on lit, beaucoup, en silence.

J’espère que la prochaine thèse sera aussi marrante.

Ce qui m’énerve, c’est le lundi, quand elle revient de chez ses grands-parents, bien gâtée. Elle raconte : la belle robe, les grands-oncles et grands-tantes, la grand-mère pas sympa, le grand-père adorable. Elle finira par comprendre, j’espère, que moi je n’en ai pas, des grands parents, ni des grands-oncles…il faudrait peut-être que ma mère lui explique, mais ça lui fait mal. Il n’y a presque plus personne autour de nous. J’ai deux tantes, qui ont été cachées avec ma mère, dans un grenier à Toulouse, pendant les rafles. Je n’en sais pas beaucoup plus, mais je connais l’Histoire et ses ravages. On nous en a un peu parlé à l’école. Il paraît que c’est au programme du lycée. J’espère savoir avant.

Elle est tellement menue et légère qu’elle peut faire plein de trucs que je n’arrive pas à faire. Au moins, à la danse, elle n’est pas plus douée que moi. Mais elle nage drôlement bien -sa mère a eu peur de la noyade alors elle lui a fait commencer tôt. Et puis elle jongle à trois balles, moi, avec deux j’en ai déjà une de trop. Elle fait des triples à la corde aussi.

J’espère qu’elle ne va pas se mettre au piano. Ça, c’est mon truc. Chez eux, c’est tellement petit qu’il n’y a pas de place pour un piano. On nous emmène au concert des fois. Mais jouer d’un instrument… D’après sa mère il n’y aurait que le piano de possible. Mais il n’y a pas la place. Pourquoi elle essaye pas autre chose de moins encombrant ? La flûte, le violon, je ne sais pas … non, ce serait le piano ou rien, alors c’est rien. Moi j’ai une audition tous les trois mois. Quand je prépare ça, je lui dis de ne pas venir, que j’ai trop de travail avec mon piano. Elle prend un petit air triste et elle remonte chez elle.

On a été en colonie ensemble – j’aime pas – , ses parents m’ont emmenée en montagne, où on a marché tout le temps. Les cours d’espagnol, ça va : c’est mieux d’être deux, le prof nous fait parler comme si on avait des conversations… On progresse.

Des fois, on se fait des signes depuis les fenêtres de nos chambres. C’est amusant. Deux filles uniques.

Bizarrement, nous ne nous perdrons jamais de vue, au fil des années et des choix de vie.