Il faut chercher loin pour trouver un événement qui aurait troublé le fil du temps qui passe. Le fil du temps qui passe, ils pourraient le restituer pour leur propre vie ( et encore). Pour cette sorte de vie collective, juxtaposée, qu’ils vivent, ils en sont incapables. Le temps passe sans repère. Quand même, retrouver des souvenirs communs cela devrait leur importer. Cela m’importe peut-être surtout à moi. C’est souvent moi qui lance la discussion.
— Si, si, le jour de l’hélicoptère. Il s’est posé là sur la pelouse où nous sommes. Jaune et rouge. Ils ont couru avec une civière. J’étais chez moi ce jour-là. Qui les a appelés, je ne sais pas ? Comment fait-on dans ces cas-là ? Le bruit me faisait déjà tellement peur. Un vrombissement, un souffle. Énorme. Moi, ça me fait perdre tous mes moyens. Je vous préviens, je ne suis pas un bon sauveteur-secouriste. »
J’ai besoin de repères pour mesurer le temps qui passe. Avoir des souvenirs communs, c’est faire groupe. J’ai besoin de me sentir partie d’un tout. Sinon pourquoi prendrais-je en charge cette invitation collective ? J’aime les entendre raconter nos histoires.
— C’est moi qui ai appelé, je m’en souviens très bien. Les pompiers d’abord. C’est eux qui ont appelé l’hélicoptère. Moi , je ne savais pas quoi expliquer aux pompiers. Sa femme était venue me voir tellement paniquée. Il avait mal, il était tombé, il ne respirait plus. On est pris au dépourvu, c’est sûr, il faut avoir des réflexes et puis penser à ce qu’on ferait si c’était chez nous ».
— Pas du tout, tu sais bien. On a appelé l’infirmière qui habitait juste à côté. On s’est dit qu’elle saurait. Je t’assure que c’est elle qui a tout fait. Calme, précise au téléphone. Les pompiers sont venus d’abord et puis l’hélicoptère. C’était en plein été. Il faisait chaud. »
— En plein hiver si je me souviens bien. Il faisait beau, c’est vrai. Ça s’est passé en plein hiver. Je n’étais pas là, mais on m’a raconté. Le plus étonnant c’est qu’il s’en soit sorti. C’est ça d’ailleurs qui a déclenché leur divorce quand sa femme s’est aperçue qu’il avait une visiteuse très assidue à l’hôpital.C’était sa maîtresse. Elle ne savait pas qu’il avait une double vie et depuis longtemps. »
Mon mari, toujours à se mettre en avant. Mon mari dont je me demande s’il me trompe ou non. Mon mari si content de reprendre à la retraite missions et voyages lointains. Son entreprise l’a rappelé, il n’en est pas peu fier. Il aime ses réunions où il peut parler et où on l’écoute. A la maison, depuis que nous avons ma mère avec nous, j’ai l’impression qu’il étouffe. Ma mère, elle le connaît depuis si longtemps. Il ne l’impressionne plus.
— Je ne l’aimais pas ce type, dur avec ses chiens et sans doute avec sa femme. Elle si timide, si discrète. On la voyait surtout quand on allait faire les courses. Je me souviens qu’elle pesait les fruits et légumes chez Leclerc. On ne sait rien de ce qui se passe chez les autres. C’est une bonne chose. On se dit quand même que c’est étrange d’être si proches et si distants, comme étrangers. Quand j’y pense, ça me fait tout drôle. Non pas que je veuille savoir ce qui se passe chez les autres. Non, ce n’est pas ça. Juste l’impression qu’il ne nous reste rien. Le temps file comme le sable entre nos doigts.
— Ils sont partis de toute façon, ils sont partis assez vite après le jour de l’hélicoptère, le temps qu’il se remette à l’hôpital, puis le divorce sans doute, puis la vente de la maison. Ça s’est fait vite. Ça fait partie des maisons qui ont changé de propriétaires depuis la construction. Il n’y en a pas tant que ça. »
— Celle à côté de chez moi a changé au moins trois fois de propriétaires depuis que je suis là et pourtant je n’étais pas là au début. Étrange ces maisons qui changent plus que les autres sans qu’on sache pourquoi.Mort, divorce, changement d’affectation, il n’y a pas tant de raisons. Pourquoi dans certaines maisons , plus que dans d’autres .
— C’est vrai. On ne se l’explique pas. Elle n’a rien de spécial cette maison, juste son entrée un peu bizarre. Ce sentier avant d’arriver à la rue, c’est plutôt sympa, entre deux haies. Quelle idée du promoteur ! »
Je suis la nostalgique, l’historiographe, la chroniqueuse. Cela m’importe de savoir comment vivent les gens. Cela m’importe de comprendre comment les choses changent et pourquoi.
— Vous voyez, je me dis qu’on devrait avoir un sauveteur — secouriste plutôt qu’une alerte sur les cambriolages. Je me suis toujours demandé ce qu’on ferait si on avait une noyade avec toutes ces piscines. »
— Oh maintenant, on a je ne sais combien de médecins et d’infirmières dans le lotissement. On devrait s’en sortir ».
— Oui, mais on n’a pas de pompier. N’empêche que les noyades, vous y pensez des fois ? Il n’y a plus beaucoup d’enfants, les petits-enfants c’est pire quand ils viennent. Et puis ça arrive à tout âge. Un malaise et hop ! »
— Mon voisin se reconvertit dans l’entretien des piscines. Peut-être qu’il fait aussi maître nageur sauveteur. On en manque, paraît-il. J’ai vu plusieurs annonces de gens qui voudraient des cours dans leur piscine ».
— Tiens , ça me fait penser que j’ai entendu dire aussi que les pompiers avaient le droit de pomper dans les piscines en cas d’incendies, une manière d’économiser l’eau ! Vous en pensez quoi ? Vous trouvez que c’est une bonne idée ?
— Tu as entendu ça où ? Une idée des écolos de la métropole ? Moi, je trouve qu’on devrait en sortir de cette métropole. Ils nous imposent des choses. La concertation, ils ne connaissent pas. Moi ça me gonfle. »
Oui, mon mari a fait toute sa carrière dans la gestion des risques. C’est l’unique sujet qui le passionne. Il y revient toujours. Il ne risque pas de manquer d’auditeurs et d’auditrices dans ce monde obsédé de sécurité. Obsédé de sécurité et peu enclin à appliquer les règles. Je suis sûre que ce soir, il me reparlera de cette affaire de piscine. Il sait exactement chez qui le bassin n’est pas protégé. Il observe, il voit tout.
Quelqu’un ressert du rosé. On passe aux desserts. Pas de politique ici. Le petit groupe qui parlait piscine se disperse. Ici , on parle vitesse.
— La limitation de vitesse, ce serait bien. Pas avec des gendarmes couchés, ça fait un bruit de tous les diables. Avec des marquages au sol, ce serait bien. Comme à… »
– Il faudrait surtout un peu de visibilité au croisement, c’est pas possible maintenant avec les nouveaux qui laissent leurs poubelles. »
— Tiens, ils ne sont pas venus cette année, ils étaient là l’an dernier. Vous les avez invités. Le conseiller municipal non plus, il n’est pas venu. »
– C’est vrai. Il ne m’a pas répondu. »
Ils répondent ou ne répondent pas. C’est difficile dans ce monde hyperconnecté et totalement insouciant. Je fais des mails, des affichettes que je distribue dans les boites aux lettres. Chaque année , je me dis fais-toi une liste avec les mails et les numéros de téléphone et je ne le fais pas. Consigner, faire mémoire tout en restant léger et informel. Pourquoi ai-je besoin de m’assigner cette tâche ?
« Consigner, faire mémoire tout en restant léger et informel. Pourquoi ai-je besoin de m’assigner cette tâche ? »
Tout est là lorsqu’on décide d’écrire un roman ou autre chose, on emprunte des bribes de décor, de discours, de lectures et on malaxe à sa sauce pour essayer de donner forme à une ambiance, une situation que la vie offre à foison sans possibilté de tri sélectif immédiat. Dans cette communauté involontaire de lotissement que vous restituez malicieusement, la focalisation se fait sur ce qui cause mystère ou nuisance réelle ou ressentie comme telle. On se connaît sans se connaître, on a ses préférences et ses aversions, ses têtes de turc, ses curiosités malsaines, ses indifférences à complexe de supériorité ou du contraire… Chaque parole énoncée dans les parties communes ou privées a un poids considérable dans le groupe constitué mais instable dans ses composantes, les alliances et les éloignements en découlent. Les animaux commentent moins et peut-être sont au fond plus tranquilles et résignés. Une copropriété oblige à ne pas jouer trop longtemps les misanthropes, sauf à éviter de croiser les regards ( c’est compliqué). La paranoïa et l’ennui sont les ingrédients de cet agencement de vies lorsque les enfants bruyants et indisciplinés sont partis. La mélancolie des pertes de connaissances et d’amitiés de longue fréquentation induit la nostalgie autant qu’un sentiment sournois de deuil. La surveillance des piscines , symboles de l’ascension sociale et du confort , est un vrai sujet estival. Un lotissement déserté et ses alarmes rendues obligatoires par la montée des misères autour, ressemble à un village fantôme. Vous rendez bien la futilité des échanges et les biais cognitifs des raisonnements… ( à la lorgnette )
Merci Marie Thérèse. La vie municipale et celle des lotissements, mon sujet de l’été. Quelque chose que j’ai envie de saisir et de rendre à l’échelle d’une toute petite ville.