Aller simple pour l’infini

                                       se quitter un jour et savoir toi et moi               dernière fois                  l’espace d’un regard                 la terrasse                       retraverser la terrasse         la maison                   se retourner vers la maison                faire un signe que tu ne vois pas                   trop de fatigue                     et ces blancs dans le texte               intérieurement seulement                 revenir.

Les blancs, dans le corps du texte, se sont accumulés jusqu’à former barrage à la décidée de tes chemins. Celui auquel tu adjoignais volontiers un possessif mon chemin, philosophique, spirituel et curieux, explorant avec gourmandise les possibles, est devenu illisible. L’artère de pierres et de poussières, bordée d’oliviers et de manguiers, l’artère si familière qui conduisait chez toi a laissé la place à une série de blocs inintelligibles. Quant à ce tapis rouge que tu déroulais sur la carte, ce grand voyage qui t’habitait et transcendait tout -sentais-tu que la vie te lâchait pour mettre, dans sa préparation, autant d’énergie-, ces kilomètres aux côtés d’un âne, élu, préparé, équipé, entrainé, il a chaviré quand, dans ton grand espace mental, tout a commencé à aller à vau-l’eau. Tout s’est barré de blanc, tout s’est barré tout simplement. Sidération violente, impuissance, chagrin confus, intuition de l’absence à venir et d’un compte à rebours. C’est la première hypothèse, les blancs, tous ces blancs, ceux aussi de la clinique et des grands silences qui ont suivi, s’étalent encore, font tâche neigeuse, opaque et capturent tout dans le texte, ils en mangent le moindre fragment, jusqu’à la ponctuation, devenue sans objet, ils s’en repaissent jusqu’à rendre copie blanche, sans commentaire, sans début et sans suite. Une page de garde de nous, trop personnelle pour accoucher d’un livre. Les interlignes, laiteux, alignés, solidaires, me font signe que … chut, non, n’allons pas plus loin pour ce qui nous concerne.

Dans le texte, les silences se délitent, l’encre blanche n’est pas monolithique, tu détestais l’immobilisme et les arrêts sur image, trop longs, que l’on fait parfois sur soi. Tu y voyais du nombrilisme, voire de la complaisance -nom de Dieu, il me fait froid, cet imparfait- tu pataugerais, toi, sans hésiter, dans l’encre blanche, tu la brasserais résolument pour lui donner couleur et sens. Tu en ferais une aventure et laisserais à distance l’intime. C’est la seconde hypothèse. Tu le fais, ce voyage, je pars avec toi, discrètement, juste pour ouvrir des guillemets là où tu aurais posé tes traces, pour t’offrir des parenthèses, un récit possible. Tu es en avant, comme toujours. Les paysages se dévoilent au fil de tes étapes et ne te déçoivent pas, l’âne est gourmand et fidèle. Ton pas est assuré, régulier, tu trouves chaque soir où bivouaquer. De concert, piaffent sabots et semelles. Les mots se rapprochent les uns des autres, franchissent les fossés laissés par les cases vides. Des phrases nouvelles se constituent, ton visage se reforme là où il avait fait naufrage. S’il ne se raconte pas, le voyage s’invente. Tu étais friande d’imaginaire, de parcours rêvés et délivrés de la raison.

La troisième hypothèse est le big-bang du texte qui explose et retourne à l’univers qui te faisait de l’œil. Tu ne craignais pas la mort, l’autre rive, pour toi, c’était un retour au monde minéral, végétal et cosmique. La mue produit des particules infinitésimales. Les mots, les lettres n’y ont aucun sens, chronologie, effets de style, métaphores et effets poétiques sont vains, il n’y a ni monologue ni conversation, ni début ni fin. Il ne sert à rien d’y pousser la langue dans ses retranchements. Le récit est non verbal, sensoriel, fait de signes et de perceptions, détaché de la logique et du souci de cohérence. Elle te raconterait à la perfection, cette narration-là, odyssée muette et flamboyante, remontant de l’air, de l’eau et du feu, remontant de la terre et déchiffrable en tout lieu et à chaque instant. C’est celle qui te séduirait le plus et celle que je conserve. Une quatrième hypothèse ne serait qu’un pâle jeu de miroirs.

A propos de Elisabeth Saint-Michel

C'est ma quatrième ( cinquième?) participation aux ateliers proposés par François Bon. Je trouve cela particulièrement énergisant. J'anime moi-même des ateliers d'écriture à Villeneuve d'Ascq (Hauts de France) au sein de l'association Filigrane. Je suis aussi enseignante auprès de jeunes enfants porteurs de handicap. Côté écriture personnelle, j'ai publié deux romans et deux recueils de nouvelles dont le dernier, "disparaître ici" est sorti en mars 2021.

6 commentaires à propos de “Aller simple pour l’infini”

  1. encore un beau challenge pour qui vous lit et doit se lancer (demain promis cette fois) – un départ et des pistes, tous les départs et une piste ? il faudra se laisser couler et suivre l’intuition je crois, ou plutôt la sensation, ne pas se censurer et explorer, ce que vous nous proposez très finement,
    Catherine Serre

  2. Très impressionnée et touchée par ce texte magnifique (suis allée lire et relire Ces blancs dans le texte), et ses hypothèses

  3. Tu le fais, ce voyage, je pars avec toi, discrètement, juste pour ouvrir des guillemets là où tu aurais posé tes traces, pour t’offrir des parenthèses, un récit possible.
    J’aimerais lire ce récit.