#nouvelles#boucle1 I Betty Gomez

table des chapitres

1-chercher un livre
2-une librairie à toi
3-lettres perdues
4-lire ou porter
5-éléphants


#01 I Chercher un livre

J’ai dix ans et une dizaine de livres. Une infinité. Bien rangés dans un scriban en acajou, derrière une vitre, l’Enfant et la Rivière d’Henri Bosco dans la collection 1000 soleils, Terre des Hommes de Saint-Exupéry, couverture orange cartonnée, collection Exploits et le visage inquiétant du touareg, la Bible racontée aux enfants par la comtesse de Ségur, en deux volumes, (trois ans plus tard j’y cache un paquet de cigarettes mentholée, des Fines 120). Ils sont classés en ordre décroissant, par taille, ces quatre à gauche, puis viennent les collections : rouge et or, la bibliothèques verte puis rose. Les pages sont cornées, annotées, tâchées, mouillées. Comment organiser ma bibliothèque, trouver le livre désiré? J’imagine un bras mécanique, un boîtier, des chiffres. Il suffira de taper son code pour que le livre arrive dans un tiroir. Il y en aura tant. La question esthétique je n’y pense pas. L’important : les livres. Des livres comme un trésor, une possession. Une maison à soi. Le livre comme une seconde peau. On en plie la couverture, l’enfile au fond du sac, le glisse sous les couvertures, l’amène aux cabinets, heures délicieuses à lire, comme un temps suspendu, l’emporte en voiture prêt à traverser l’Europe, embouteillages, chaleur, quelle importance avec deux ou trois livres dans le sac, parce qu’une bibliothèque c’est d’abord les deux ou trois livres que l’on prend avec soi.

Première bibliothèque d’étudiante, une planche au dessus du lit en 90, des livres neufs, sur la page de garde mes nom, prénom, et HK pour signifier l’année (l’année est toujours scolaire) : Duras   (chez Minuit) y côtoie Balzac, Stendhal, Proust (en Folio). Même blancheur de la tranche pas encore cassée (ça ne tardera pas). Puis les lectures personnelles (sur la droite, parce que le classement se fait toujours de gauche à droite, comme on écrit.), Peter Camenzind d’Hermann Hesse (recommandé par un ami qui l’a lu en prison), Les Racines du Ciel de Romain Gary (très vite la couverture sera cassée, le livre lu, relu). C’est le temps où l’on  se constitue une bibliothèque, rêve devant les librairies, imagine une bibliothèque, comme une maison, une existence, l’infinité des possibles. A gauche, sur la planche, Platon, Descartes, Nietzsche. D’emblée une séparation entre philosophie et littérature. Quarante ans plus tard, des dizaines de planches en plus, des centaines d’ouvrages en plus, la philosophie, moins nombreuse, est toujours à gauche, à la place du roi.  

Une bibliothèque que d’autres ont rangée : celle dans laquelle on révise, rédige des dissertations, emprunte des livres, fait la queue, s’impatiente, vite sortir fumer une cigarette. Lieu familier. Dans n’importe quelle ville, retrouver ces murs qui appellent, ces voix. Suivre l’ordre alphabétique. Pour choisir son rayon, sa salle, ou son encoignure. On sait depuis longtemps que le 1 indique la philosophie. Le 1, l’équivalent du gauche chez soi. On compte, de gauche à droite. Je n’ai aucun sens géographique, me perds facilement dans les villes (par désir sans doute) mais dans une bibliothèque, une librairie, je connais les chemins, les familles, le sens de circulation, sais m’orienter.

Une bibliothèque, ce sont des cartons lors des déménagements. Cartons de plus en plus nombreux. On a appris à utiliser de petits cartons. On déballe les cartons. De chambre d’étudiant en chambre d’étudiant, la bibliothèque grossit doucement. Apparition des premiers Pléiade. Cadeau maternel. Un par an. Constituer une bibliothèque comme une collection relève toujours de l’espérance. Le rythme de la constitution d’une bibliothèque. Ça commence lentement (mais pourquoi supposer qu’il en est de même pour tous?), mais chaque nouveau livre l’allonge considérablement. Passer de dix à onze ouvrages. Puis de vingt-et-trois à vingt-et-quatre. Viendra le temps où la bibliothèque avalera chaque nouvel ouvrage discrètement. Noyé dans la masse. Une progression qui n’est pas continue mais qui procède par bond. Les bibliothèques fusionnent. La tienne, la mienne. Commencent les doublons : 1984, Cent ans de solitude… Nous rions du mot de Woody Allen, (dans Manhattan ?) quand le couple se sépare et doit partager les livres (une bibliothèque se défait) : tous ceux avec « mort » dans le titre sont à toi. Arrivent les livres que l’on n’a pas soi-même choisis. Comme une réserve supplémentaire. Des livres à lire. Parce qu’une bibliothèque se distingue entre livres lus et livre à lire. Et ceux à lire diminuent alors même que les ouvrages s’accumulent, couvrent les murs, pèsent sur le plancher, multiplient le nombre de cartons lors des déménagements que l’on commence à appréhender. Après avoir grossi doucement, voilà que la mienne a des fulgurances. Premiers salaires, et ce sont les Simenon d’occasion en  Presse de la cité, Antelme, Primo Lévi, … et des neufs quand on a longtemps emprunté des livres qui avaient droit de s’empiler au pied du lit mais pas d’entrer dans notre bibliothèque puisqu’il fallait les rendre sous quinze jours (les bibliothécaires accommodants acceptaient de prolonger aux habitués). 

Elle bondit parfois par héritage. Tu ne connais pas celui dont tu reçois les livres, mais qui d’autre pour recevoir des ouvrages de philosophie, sociologie, psychologie? Ils iront dans les rayons du haut. A gauche donc, et entièrement en haut tous les Freud reçus en héritage du psychanalyste que tu ne connais pas. Les Pléiade s’additionnent avec les années, et puis les collections (tout Plotin, pas lu mais au programme de l’agrégation) et puis la littérature. Tu ne connais pas davantage cette dame qui part vivre dans une maison de retraite, professeur de philosophie, à qui donner ses livres?, tu avertis que désormais tu tries, limites ce que tu prends, seulement ce que tu liras, il est fini le temps où tu te constituais une bibliothèque, mais comment refuser ce PUF que tu ne t’aies jamais offert parce que trop cher, et cet autre, alors tu repars bras chargés. En attendant d’acheter de nouvelles étagères, ils resteront en pile à même le sol. Certains héritages arrivent avec le meuble. On n’y touche pas. Ils restent rangés comme ils étaient, là où un autre les a placés. Commencent les Pléiade en doublon. 

Vient la seconde réserve. Une librairie pour soi. On a appris à lire sans corner, sans casser la couverture, sans annoter, sans ouvrir en grand le livre, à ne pas l’emporter dans un sac. Choisir entre ceux que l’on remettra en rayon de la librairie et ceux que l’on gardera, achètera. Dans la tête est rangée la bibliothèque des livres lus, non conservés, ceux qu’on ne peut relire à l’envie. La bibliothèque s’étend, pèse. Le plancher tiendra-t-il? Au pied, en pile, ceux sauvés du pilon.  Désormais les livres qui entreront iront au rez-de-chaussée. Le poids des livres devient une obsession. Des esquisses de rangements thématiques ici, par auteur là, mais aussi par période d’achat, par collection, par format, par couleur. Dans la chambre, Bergounioux. Mais aussi à l’étage. Ernaux ici. Mais aussi là. Une bibliothèque consacrée à la musique (rock, folk, jazz), une au cinéma, une à la littérature italienne. Mais de la littérature espagnole parmi le cinéma, de l’histoire dans la partie musique. Peu m’importe. Je sais où trouver Maupassant, Ernaux, Dickens, Dumas, Lafon, je sais quelle collection, quelle couleur de tranche, quel format pour les avoir si souvent parcourus du regard, du bout des doigts. Chaque livre a une histoire indépendante de son auteur qui tient non pas au contenu mais à l’objet, à son histoire, quand acheté, où, pourquoi, par qui offert, où lu, quand lu, quoi éprouvé, quoi retenu, la couleur d’un ruisseau, la porosité des pronoms, le rythme de la phrase, le choix de la langue, l’audace, la retenue, telle image.

Je n’aime pas ranger une bibliothèque. Tu aimes la ranger. Ton critère? L’esthétique. Je te laisse faire. Tu classes, par couleur, collection, thème, ajoutes photos, cartes, éléphants, statuettes. Je cours du regard sur la bibliothèque, lequel pas lu encore, lequel à lire ce soir, j’en sors un, deux, trois qui viennent s’empiler au pied du lit. Je suis celle qui fait des trous dans les rayonnages (un rat de bibliothèque ne serait-ce finalement pas celui qui y fait ses trous?), pas celle qui la range. 

#2 I une librairie à toi

Librairie-papèterie Bouisson, Béziers
Le fondateur est un ancien instituteur, tous les enseignants de la ville se servent chez lui. En septembre les familles s’y pressent. J’y ai mon compte, ai droit à 5 % de réduction, ai le sentiment de faire partie de la famille, celle de la MAIF dont on se sait tous actionnaires, de la MGEN tenue par des amis, on est dans la confiance, l’esprit est celui de la coopérative. C’est le quartier de mon enfance, celui où habitent mes grands-parents. Quelques années plus tard j’aurai la liberté d’y rester, devenue l’amie de la troisième génération. Il n’est pas libraire, mais sa mère l’est. Le père par héritage, la mère par goût de la lecture. Elle me conseille des lectures, me prête des livres avec consigne de ne pas casser la tranche. Frustration que de ne pouvoir mettre à plat les deux pages, de devoir se soucier de l’objet, de devoir peiner pour lire les fins de ligne de la page gauche, le début de celle de droite. Regimber d’abord. S’y habituer ensuite. Ne plus savoir faire autrement. Dans la réserve, des piles de manuels obsolètes, je constitue ma première bibliothèque de manuels de philosophie. Quand la mairie choisira de passer un appel d’offre pour les fournitures scolaires, la librairie indépendante ne pourra pas rivaliser. Dans l’avenue aujourd’hui les boutiques ont quasi toutes fermé, des fresques en trompe-l’oeil prétendent faire oublier la responsabilité des municipalités qui ont favorisé l’ouverture de grandes surfaces au détriment des boutiques de proximité. Dans la librairie déserte je reviens piocher dans les rayons pour garnir ceux de celle à venir.

Le Gai Savoir, Béziers
Dans une ruelle, entre les halles et la cathédrale de Béziers, près du Maroc – une boutique de colifichets où l’on par vient, par essaim,  à la sortie du collège, acheter, voler parfois, des bagues en argent, du patchouli, des arbres de vie, une librairie. J’y entre une fois ou deux seulement. Les libraires, barbus et chevelus, sont des amis de Michèle. Elle leur donne des livres, des tombereaux de livres qu’elle reçoit en service de presse par les éditeurs. Le Gai Savoir. Ce nom, j’en ignore la référence mais en devine la force, la promesse. Une librairie comme une comète, une étoile filante. Combien de temps est-elle restée ouverte? Deux ans, cinq ans tout au plus? 

Ombres Blanches, Toulouse
Nous sommes installés au café Breughel, il me raconte cette librairie. Ombres blanches. Il y a un piano. Fureter parmi les livres en écoutant un piano. Une librairie-monde. Plus tard j’y entrerai, il y travaillera. Mais elle a d’abord été un récit, un rêve éveillé. Plus tard nous aussi nous ouvririons une librairie. Mais il fallait retourner en cours.

Sauramps, Montpellier
Un nom étrange. Je sais qu’elle a été fondée par le père de Valodia, mon professeur de français. Il n’en parle jamais. Des tuyaux colorés au plafond pour s’orienter dans le labyrinthe. Escaliers, couloirs, demi-étages, coins et recoins, couloir encore. Sur le comptoir des revues, Page, le Matricule des Anges. On commande, verse des arrhes. Il en est de ces grandes librairies comme des musées où l’on aime se regarder.  

Librairie Damocle, Venise 
Partager une adresse, comme on partage un secret. Celle où l’on retourne à chaque séjour à Venise. La première fois, un hasard. Libraire-éditeur. Peu d’exemplaires, soin du papier, de la couleur, pages cousues d’un fil rouge, édition bilingue. En italien la traduction. Impression artisanale. L’homme est peu loquace. Deux mots pourtant, comme un code, en apercevant le badge épinglé sur ton sac à dos : City Lights

Le cheval dans l’arbre, Céret
La première fois, on est venu pour Derain, pour les arènes – on a vu les arènes, les coupelles de Picasso, les platanes, d’antiques bus verts garés dans une hangar, une librairie – fermée – dans la vitrine, le livre de Michèle, En sortant de l’école – la seconde fois, c’est la librairie qu’on vient voir – depuis quelques mois on visite des librairies à vendre – rares – cette annonce dans un gratuit – téléphoner, venir, retrouver six ans plus tard la librairie – se décider – nettoyer, remplir les rayons, inaugurer – on ne réalise pas ce qui se joue – inconscience nécessaire pour entreprendre – ville, visages, métier inconnus – on avait imaginé des noms, elle a a déjà un – existe depuis dix ans – dès que possible déménager – batailler pour obtenir un poste tout près – la librairie comme point de gravité – de légèreté – l’évidence – passer à la librairie – s’asseoir en  terrasse de la crêperie mitoyenne, avec la poussette – les enfants grandissent – parfois seulement ralentir en voiture, klaxonner, eux à l’arrière, à la main un livre emprunté à la médiathèque – en sortant du collège – ils passent chercher de quoi s’acheter un croissant – viennent t’embrasser , s’assoient par terre devant le rayon de BD, reprennent leur lecture – la librairie c’est des mots nouveaux – retour, diffuseur, distributeur – c’est pour toi des cartons – des transporteurs – des trajets à Toulouse – des rencontres surtout – des choix – la librairie c’est l’inventaire en famille, entre amis – une guirlande de Noël qu’on met le 15 décembre, retire au printemps, finit par laisser toute l’année – c’est des petits éditeurs à découvrir – c’est des conseils – c’est des rencontres – c’est des matins avec le glas qui sonne – c’est ceux du matin avec leur sac de courses – ceux qui cherchent un livre à offrir « pour quelqu’un qui n’aime pas lire » – ceux qui viennent commander le livre dont ils ont entendu parler à la radio mais dont ils ont oublié le nom de l’auteur, le titre,  mais ça se passait dans un pays nordique – ou ils l’ont vu à une émission de télé, ou chez un ami,  et  la couverture est bleue  –  c’est ceux qui ont noté sur un bout de papier toutes les références et jusqu’à l’ISBN, ont fait la recherche sur Amazon mais viennent commander ici, par conviction – ceux qui entrent seulement pour dire bonjour, apporter un café, des gâteaux, reprendre la discussion sur la musique, le cinéma, la littérature, interrompue le jour, la semaine ou le mois précédent quand était entré un client- c’est un adolescent vêtu de noir qui a trouvé ici une seconde maison – c’est un autre qui virevolte, ouvre un livre, un autre, les commente – c’est une petite femme curieuse, elle souhaitait qu’on dise cela d’elle après sa mort, curieuse donc,  pas bien riche, grande lectrice – elle est là quand il faut partir parce qu’un coup de fil appelle ailleurs – pas possible de la rémunérer – elle ne le veut pas, ne l’attend pas – lui suffit de pouvoir se servir sur le tas, prendre, lire, reposer l’exemplaire – c’est un devant de porte où l’on se retrouve pour fumer – discuter – plus tard vapoter – c’est des signatures, ailleurs – à la médiathèque, au café, aux arènes, devant la librairie – quand l’éditeur, l’auteur le réclament – on n’a pas acheté une librairie pour  faire du commerce, pour démarcher – combien de fois tu conseilles un livre et découvres que tu ne l’as plus devant le client étonné – tu commandes – derrière toi des piles de livres commandés – savoir qui lit quoi, qui commande quoi – ne jamais snober – accueillir pareillement la personne venue acheter pour son fils madame de Bovary que l’intellectuel parisien avec autocollant du musée qui tourne autour de la table, furète dans les rayons et repart avec une dizaines de livres pointus,  commandés l’hiver en sachant qu’il se vendraient l’été – c’est un ami et spécialiste des gitans – une professeur de cinéma espagnol – un universitaire allemand – un situationniste – un journaliste dont les articles dans Libération ont accompagné ta jeunesse – c’est Paul Ricoeur qui sans un mot signe son dernier livre – c’est le spécialiste de Godard – c’est une latiniste qui aime ferrailler – c’est une prétendue chaman – c’est une professeure de yoga – c’est beaucoup de une, aux hommes les essais, aux femmes les romans – tu aimes la littérature – c’est une librairie qui te ressemble – un rayon de CD – de DVD – sur la table centrale, entre les livres dressés de face, d’autres empilés – comme au mikado la gageure est d’en attraper un sans faire dégringoler les autres – chacun s’y emploie – des jeunes parents, des mères avec les enfants en poussette, ou en liberté, les mains tâchées de chocolat – des livres surtout – et toi enfermé – au fond de ta librairie- les platanes, le marché, le soleil que l’on vient chercher tu ne les vois pas – trente mètres carrés – des milliers de livres – quelques néons – une chaise bancale, inconfortable  – un minitel – très tard un MacBook – un cahier pour noter les  commandes – un cahier  pour noter les recettes – un tiroir en bois pour la caisse – une petite machine à calculer – et c’est vingt-trois ans de la vie qui se déroulent ici – le covid, la fatigue, l’âge de la retraite viennent – tu te décides à vendre – pas  de petite annonce, le bouche-à-oreille suffit – les habitants de la ville, de la vallée, se cotisent, créent une coopérative – pour que demeure le cheval dans l’arbre

#3 I lettres perdues

Un portrait crayonné
Le contenu d’une lettre déposée sur la plus haute marche d’un escalier volant
La suite du sens des lettres
Un carnet au cadenas doré
Le précipice
Des mains de pianiste
Un magnétophone à cassettes 
La patience
La voix de Barbara lisant les lettres de Rilke
Des portraits écrits
La République annotée
Le titre du brouillon d’un livre 
Des centaines de visages et prénoms 
La maison de S.

La suite du sens des lettres

Sait-on ce que l’on sème? Alors semer. Semer au vent, semer en courant, semer à tout va, semer sur tous les chemins, pierres, ronces ou bonne terre. Des mots laissés, des voix, des traits dessinés. D’où les tient-il ses connaissances? Un souvenir image. Un souvenir-fiction, qui sait? Appuyé sur le buffet, à droite la fenêtre – confusion de temps?- lui debout, une feuille, j’imagine à ses pieds la trousse médicale, la silhouette bedonnante, le visage poilu, barbu, je sais la voix chaude, l’accent étranger, les r roulés, le sens de la gravité, trois lettres tracées, des lettres devenues dessins, le A se fait buffle, le B maison mais le dessin du C a disparu, et les lettres suivantes les a-t-il tracées, l’histoire s’arrête, ne pas vouloir chercher dans les livres, les mémoires artificielles, sachant que non pas la réponse compte mais le mystère, quel intérêt de savoir de quoi parle le livre si pas la voix, pas le rythme, pas les phrases, c’est l’histoire d’un garçon qui veut devenir écrivain, et c’en serait fini de la recherche? 

#4 I Lire ou porter

Frédérique Hébrard et Louis Velle, La demoiselle d’Avignon
Premier livre d’adulte, livre de poche, épais, sans image, acheté dans une maison de la presse, au sous-sol d’une barre d’immeuble venue enlaidir les montagnes, faire se presser les skieurs, sur la couverture les héros de la série télévisée, il porte l’habit vert des académiciens, elle une robe de princesse, alors tu es princesse?, et la possibilité de me repasser le film ( les magnétoscopes n’existent pas, ou si peu, si cher) autant de fois que je veux, ce que je fais, je lis, relis, et aux vacances d’été c’est en maillot, sur la plage, que je leur raconte l’histoire, elles sont trois, ont à peu près mon âge, mais moi j’ai une histoire, et des heures de récit à offrir. Le livre à la couverture rose, à la tranche rose, est resté dans ma chambre d’enfant, n’a pas eu droit de cité parmi les livres d’adultes, les honorables, sa couverture est en partie déchirée, sur la page de garde la fillette a noté ses noms, prénom, âge, et tamponné ses initiales, volutes d’encre mauve entourées d’un oiseau et d’un bouquet de cerises, sur la page suivante un résumé du livre rédigé au collège, le professeur avait demandé de raconter une de nos lectures, il est écrit au stylo plume, un Waterman en plastique, et dans les pages suivantes, dans les marges, des commentaires naïfs. 

Romain Gary, les Racines du ciel
Le relire à la lampe de poche, les gravats autour, le ciel à travers l’ouverture des fenêtres sans vitre, sans huisserie, le tapis de sol, le duvet vidé de plumes, combien de temps la lampe tiendra-t-elle, la présence inquiétante d’inconnus, des motards, où logés, à l’étage en-dessous, dans une autre pièce, dehors l’orage, abri de fortune, s’accrocher au livre, garder les yeux ouverts, combien d’autres nuits, le livre rempart contre le sommeil, la nuit, le noir, la mort, l’inquiétant, le sombre, l’angoisse qui sourd, alors Morel, les éléphants, une dame imaginaire pour combattre l’étroitesse du cachot, le stalag, la bêtise, un livre plié, enfoncé dans le sac à dos, échangé quelques semaines plus tard à un garçon croisé dans un train, il arrive de Turquie moi de Crète, dans mon sac à dos  désormais, Léon l’Africain. Qu’est-il devenu mon exemplaire, qui l’a lu, dans quelle ville, quelles mains, quel pays? 

Simone de Beauvoir, Les Mémoires d’une jeune fille rangée
Un bus, un collège, un village, un tremblement de terre qui menace. Quitter la ville, traverser les vignes, entrer dans le couloir, contrefort des Corbières sur la droite, massif des Pyrénées sur la gauche, au-dessus de nous comme des vigies, des châteaux en ruine, pierres dans la pierre, rocs qui touchent le ciel, vides, silencieux, hiératiques, spectraux, des châteaux comme des chefs apaches, et moi seule dans ce bus, ce bus qui avance seul entre les falaises de calcaire. Durant une année, matin et soir, seule dans un bus sur des routes désertes, deux heures de lecture, de solitude, de calme. C’est sans compter sur le chauffeur. Poste radio allumé à fond, radio locale, jingles, rires, histoires salaces, horoscope, publicités. J’explique, négocie. Le gars ne veut rien entendre. Sauf la radio. Je m’éloigne, me carapate au fond du bus, cire dans les oreilles, j’ouvre le Folio acheté au cours de l’été à la librairie Harmonia Mundi en Arles, et retourne au quartier latin. 

Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité
J’ai fini par le lire, plus tard, quand ce ne fut plus obligatoire. Mais avant cela, il a voyagé, pris l’air, l’humidité, transformé en herbier. Une couverture grise, papier épais, légèrement pelucheux, les trente premières pages annotées au crayon, un rond dessiné pour les mots à chercher dans le Robert, une étoile pour ceux à chercher dans le Lalande. Entre deux pages, un feuillet avec les définitions recopiées. Un livre montagne, plus dur à attaquer, à terminer que le tour du Mont Blanc que je suis en train de faire. Dans une poche du sac à dos, il est là, pesant, avec le poids de la culpabilité, du reproche de la tâche non effectuée. Livre obstacle, hermétique contre lequel je butte sans cesse. Aujourd’hui lu, rangé à la lettre D, entre ses pages quelques fleurs des Alpes ont eu le temps de sécher. 

Emmanuel Kant, la Critique de la raison pure
La tranche est striée, tranche épaisse, cassée recassée, des feuilles dépassent, des schémas, des résumés, des plans, en haut de chaque page un résumé de celle-ci, le texte a été souligné, à la règle, avec des stylos de couleurs différentes, sur une même page les traits multiplient les couleurs, rendre le sens par la couleur, plus tard les stabilos sur les photocopies, ici se contenter de souligner, parfois l’encre a bavé, lecture épreuve, lecture preuve à soi, lecture incontournable, lecture salvatrice, lecture jubilatoire, lecture initiatique. L’exemplaire est là, à gauche de la bibliothèque, la seule partie qui soit classée par ordre alphabétique.

#5 I Eléphants

Appel en urgence lors de la pause déjeuner. L’infirmière au bout du fil. Élève en panique à cause du contrôle de l’après-midi. A lu le livre évidemment, retenu, compris. Retenu dans tous ses pores, images conservées sous ses paupières, mots qui hurlent dans ses cauchemars, douleur qui résonne avec quelle douleur, celle qu’elle ne peut nommer, celle qui depuis des années la couche au sol, fait trembler ses membres, s’écrouler son corps,  corps malingre qu’on emporte sur un fauteuil roulant. J’avais oublié ce devoir annoncé, alors appeler l’élève, la rassurer à ce propos. Exit donc La Nuit de Wiesel. Mais vite, trouver autre chose, une antidote. Livre contre livre. Trouver celui qui peut redonner confiance en l’homme, panser les douleurs. Devrait être dans la bibliothèque du bureau, la première, celle des livres qui ont déménagé, connu les cartons, les différents appartements, classements, grimper sur une chaise, vérifier dans les étagères les plus hautes, demander de l’aide, vais être en retard, vérifier dans les chambres des enfants, un l’a peut-être pris, eu le projet de le lire, inutile de vérifier dans la bibliothèque du couloir conservée en l’état, état de rangement de son propriétaire, état dans lequel on en a hérité, rangement immuable, celui d’une histoire qui a cessé, quand la nôtre de bibliothèque est sans cesse chamboulée, livre pris, pas remis, ou ailleurs, et d’ailleurs où ce livre, ce n’est pas possible de pas réussir à mettre la main dessus, n’est pas non plus dans la chambre, restent les piles de livres, sur la malle, au pied du lit, sur le bureau, sur le meuble à disques, c’est un folio, tranche blanche donc, le regard court sur les murs des bibliothèques, je dois filer en cours, que faire si pas possible de travailler le livre prévu et pas trouvé le livre de rechange. Il l’a trouvé. En Blanche. Plus très blanc l’exemplaire, jaunâtre plutôt, fragile, hors de question de l’enfouir dans le cartable, n’y résisterait pas, le garder à la main. Traverser la cour, livre à la main, s’installer dans la classe, s’asseoir sur le bureau, ouvrir le livre, vais-je trouver les passages auxquels je pense, suis certaine que soulignés dans mon exemplaire, en feuilletant j’aperçois traits de crayon, ici aussi alors, remercier intérieurement celle qui a tracé ces traits dans la marge, regarder les élèves en face, leur sourire, et puis démarrer la lecture. 

Des chiens, des chats se reniflent. Quant aux autres animaux je ne saurais dire. La première fois nous étions quatre ou cinq autour de la table du bar, puis très vite nous deux seulement. Qu’est-ce qui fait que nous pressentons, sentons, avons la confirmation qu’avec cette personne-là l’amitié est possible? Est déjà en train de naître. Parce que des imaginaires communs? Plutôt des imaginaires à offrir, recevoir. Un ailleurs désirable. Face à face dans ce bar bruyant, à deux rues du lycée, entre deux cours, nous avons installé notre bivouac. Il est fait de musique, de livres, de films, de rêves, la librairie que nous ouvrirons un jour, la maison avec chiens, chats et amis écrivains. En guise de feu de camp, deux tasses de café. Pas de guitare, de banjo, mais une voix. Conteurs à tour de rôle. S’offrir nos lectures. Faire connaissance, c’est raconter les livres qui comptent pour nous. Un homme certain d’être appelé à un grand destin, une femme à ses côtés, lui dans la quête de ce qui va advenir, une évidence, et puis cette incompréhension devant cet homme éploré devant une tombe, celle de son épouse, et comprendre comment on peut passer à côté de son existence, se fourvoyer. J’écoute bouche bée, raconterai à mon tour cette histoire. Déçue par la nouvelle quand je la lirai enfin, je continuerai de raconter le récit fait par un adolescent dans un bar enfumé plutôt que la nouvelle de l’auteur américain. Pour la même raison, il ne voudra ni que je lui prête ni lire le livre rangé sur l’unique planche qui constitue ma bibliothèque. 

Dans quelle ville, quel appartement ou quelle maison, dans quelle bibliothèque, entre quel et quel livre, tenu par quelles mains, commenté par quelle voix, aimé par qui, indifférent à qui, conservé, jeté, oublié, donné? On échange un livre comme un regard, des paroles. Mais ça dure un livre, ça pèse, ça encombre, ça manque aussi. Glissé dans son sac à dos, lu sans doute, l’a-t-il à nouveau échangé? Qu’est-il devenu mon exemplaire? Un livre globe-trotteur ou a-t-il été remisé au fond d’une bibliothèque et oublié depuis? 

Dans un box sombre, cagibi qui se loue à prix d’or, parmi caisses, cartons, valises, sacs entassés, remisés, armoire, sommier, matelas, chaises, canapé, et tous ces objets que chacun accumule pour constituer un chez soi, organise dans l’espace, ici le salon, là la chambre, décore, habite, ici entreposés, qui attendent pour redevenir appartement, intérieur, quelque part, dans quel sac, quel carton, il est là, sans doute près d’un dictionnaire et des deux ou trois autres livres ici enfermés, guère plus que deux ou trois, comme autant de désirs, cette fois-ci oui, je vais m’y mettre, l’attaquer celui-ci, bouquiner, convaincu du plaisir, de la joie même que cela doit procurer, y a qu’à les voir, y a qu’à se souvenir, quand plus jeune, quand enfant, mais depuis, pas su, pas réussi, pas su comment s’y prendre, le conserver pourtant ce livre, parce qu’un jour c’est certain, et d’ailleurs déjà commencé, et d’ailleurs quelques pages connues, lues, qu’elle lui a lues, qu’il a lues, mais chaque fois s’arrêter, chaque fois un film, une vidéo, une sortie, un jeu, mais le conserver pourtant, en s’en voulant un peu, en ignorant combien comptent ces livres que l’on n’a pas lus, comme il est doux d’avoir encore des livres à lire, du désir, savoir qu’il est là, qui attend, prêt à transporter, le moment venu, celui qui.   

Qui d’autre que toi pour la connaître cette expérience, t’en souvenir, le retour dans le sud, la vacance, le saut pour une rencontre, un visage aperçu, un mot prononcé, alors oser, nécessité, quelques mots écrits, envoyés, qui pour les lire, incertitude, et pourtant maintenant ici, seul, dans cette vigne, ce livre entre les mains, ses mots tracés sur la page de garde, cette écriture découverte il y a peu, mots pour toi, et cette histoire, la chercher dans l’histoire, mieux la comprendre, la sentir présente malgré la courte distance, et puis la rejoindre, dès le cours achevé. 

Une centaine de livres posés sur un drap à même le trottoir, un flux de passants aux jambes nues portant serviettes, bouées, parasols, entre stand de vin et marchand de glace. Dans l’appartement exigu, pas de bibliothèque. Empilés sur le buffet, les quelques livres achetés sur place, chez le bouquiniste. Et celui-ci, dégoté ce matin. Quand le bonheur est tel, ou la découverte si énorme, il faut la partager, alors il appelle la fillette. Ecoute. « Ce sont des hommes prisonniers, dans un stalag ». Lit-il, raconte-t-il? Elle ne saurait le dire. 

A propos de Betty Gomez

Lire certes, mais écrire...

4 commentaires à propos de “#nouvelles#boucle1 I Betty Gomez”

  1. Merci Jean-Luc pour cette lecture et ce retour. Important je trouve de savoir qu’on est lu. J’essaie de mon côté de lire le plus possible de textes de l’atelier mais suis pas toujours douée pour faire des commentaires et finalement n’en fais pas trop souvent. Ce qui est sans doute idiot car ça fait plaisir. Donc un grand merci à toi. Betty.

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