Il y avait cette odeur de papier moisi, de papier brûlé, de poussière dès qu’on entrait aux Archives des Indes.
Silence épais. Les vigiles arpentaient l’allée principale d’un pas pesant tandis que les chercheurs, installés sur de vastes tables, gardaient le nez dans leurs piles de documents anciens.
XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles.
Liasses : chemises couleur sable toilées et cartonnées où coulisse un carton plus léger pour plus de place, le tout sanglé – plutôt mal – d’un bout de tissu en coton bordé de deux filets rouges qu’une mâchoire de métal ferme afin de conserver les documents empilés par les hasards de la géographie sur une épaisseur qui pouvait dépasser les 30 cm.
Attendre la liasse commandée avec sur la tranche un nom de pays et un numéro que le vigile apporte sur un petit chariot. On se lève pour saluer l’effort, le poids des siècles et simplement pour défaire la sangle et accéder à la cargaison.
S’installer à une table face à quelqu’un qu’on ne connaît pas mais rien qu’à l’odeur des papiers qu’il manipule du bout des doigts, on sait qu’on le déteste déjà. Coup d’œil furtif à sa liasse. Ah ! Vice-Royaume du Pérou, il ne prend pas de risques.
Envie de se perdre dans les liasses du XVIe siècle, celles qui sentent bon le papier brûlé, dont les pages fragilisées par l’incendie ne livrent leurs secrets qu’aux binoclards érudits, où les mots tous collés obligent à lire à haute voix dans sa tête des phrases que l’on ne comprend pas. Il reste toujours sur la table, quelque fragment brûlé, parfois la fin d’une ligne. Pour peu, on se croirait dans Au nom de la rose.
Puis un morceau de papier récent, une note oubliée d’un chercheur avec les références d’une autre liasse Audience de Quito n° 6243 et on la suivra comme un animal flaire un gibier, on la guettera, on l’attendra une semaine entière espérant trouver ce qu’on ne sait pas que l’on cherche.
Les mois passent et on serait capable de reconnaître une liasse rien qu’à l’odeur qu’elle dégage.
Le printemps bouscule chercheurs et vigiles, les fenêtres s’ouvrent, les portes claquent, laissant le parfum entêtant des orangers en fleurs pénétrer la lourde bâtisse.
Je cherche, je cherche, je me perds, je navigue d’une liasse à l’autre sur les limites (on ne parle pas encore de frontières) entre la couronne d’Espagne et celle du Portugal, je cherche LE manuscrit, celui dont je ne sais rien mais qui à son odeur je reconnaîtrai.
Après des semaines et des semaines de fouilles de liasses, entre lettres de créances, suppliques au roi et ébauches de cartes, je l’ai trouvé. Ce mélange d’humidité, de moisissure, de forêt, il sentait le fleuve, un affluent de l’Amazone où il avait voyagé pour se livrer pleinement à mon odorat satisfait.
Je n’ai pas le goût des archives, mais vous donnez vie à ces liasses dans leur cortège d’odeurs.
Merci beaucoup pour ce voyage sensoriel à travers les archives! « Ce mélange d’humidité, de moisissure, de forêt, il sentait le fleuve, un affluent de l’Amazone »