#boost #11 | À deux

Nous avancions dans une brume épaisse comme s’enfoncer dans l’humide. Nous ouvrions la bouche, car le souffle nous manquait de la marche passée. Nous n’aspirions que d’infimes gouttes d’un liquide visqueux qui collaient à nos gencives avant de s’attaquer à nous poumons. Nous toussions pour lutter contre cette fausse hydrocution lente et sournoise qui finirait par avoir raison de nous. L’odeur de la mer demeurait entêtante comme un parfum dont le flacon se serait brisé ou comme un souvenir obsédant. Nous étions sur ses traces comme deux chiens pisteurs se seraient affranchis de leur laisse semant celui qui serrait le bout dans son poing. Nous progressions vers la mer qui s’était retirée à jamais. Nous le savions. Nous continuions. Il y avait aussi ce bruit répétitif. Nous marchions sous sa dictée. Il nous imposait sa cadence. Nous fendions une solitude épaisse comme la poix sans distinguer d’où venait ce martèlement. Nous orientions nos antennes dans toutes les directions sous succès. Nous nous taisions. À quoi bon la parole. Le vent avait asséché nos questions. La présence de l’autre pourtant indéfectible sans qu’une main ne puisse toucher celle de l’autre ne suspendait pas notre solitude d’homme ou d’enfant. Nous marchions côte à côte sans identité. Le son ne se rapprochait pas. Nous tentions de le définir. Le bruit des sabots des trotteurs s’en rapprochait le plus, mais il aurait fallu les ralentir comme au cinéma… L’image surgit d’un autre rêve où nous nous retrouvions ensemble comme maintenant. Nous ne pouvions nous y dérober. Et c’était nous encore, liés par un rêve ou un souvenir de rêve comme à présent. Le bruit, nous pouvions enfin comprendre d’où il venait. C’était la tête d’un nourrisson emmailloté serré qui cognait le sable régulièrement dans un mouvement improbable et inexpliqué, tandis que de son cou partait une laisse jaune fluo en silicone qui dans une suite de tortillons arrivait jusqu’à la paume d’une main que la silhouette devant nous avait placée dans son dos, comme se désolidariser de ce qui était remorqué à sa suite. La mer n’était toujours pas visible. Mais nous avancions toujours vers une eau imaginaire qui nous aurait conservé.e.s en son sein ensemble. Parfois la tête rebondissait sur une coquille d’huitre ou un galet effleurant et le bruit en était imperceptiblement modifié. Quelque chose alors s’en ressentait jusque dans ce qui nous servait de corps sans que nous puissions définir dans lequel de nous deux. Malgré la laisse et la progression de concert, tout lien entre nous avait maintenant disparu. Langage, mimique, gestes, tout avait été confisqué jusqu’à l’envie et le besoin. Chacun vivait dans une bulle. Et sur cette plage, deux bulles allaient de concert vers une mer imaginaire.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

4 commentaires à propos de “#boost #11 | À deux”

  1. C’est tellement fort ! Merci Anne (et cette image de la tête du nourrisson qui cogne… et de la laisse ) cette progression avec une presque indifférence du moins une espèce d’acceptation; cette ambivalence qu’on rencontre dans le rêve . Le bruit – l’odeur comme guides . Ces rêves imbriqués s’impriment fort

    • Merci de ta lecture, de tes retours qui donnent assise quand écrire ce genre de truc est si nouveau et étrange. Merci, Nathalie.

  2. magnifique transition entre les deux parties du texte avec ces points de suspension, comme deux rêves distincts mais reliés, avec le bruit, la cadence, la tête qui heurte
    (besoin de relire encore…)

    • Merci, Françoise, toujours je suis étonnée de ta capacité à dénicher dans les textes des choses qui à mon avis passeraient inaperçues pour moi. Oui, ces deux rêves imbriqués…