#mardis – 6 mai 2025 | Un si profond silence

Tu es arrivé par la grand route. Il pleuvait. Tes cheveux collaient à ton visage assombri par une barbe de plusieurs jours. Tu serrais fort dans tes mains une valise que tu avais fermée pauvrement, à l’aide d’une corde.
Quand tu nous as aperçus, tu as voulu rebrousser chemin, tu as tourné les talons mais il n’y avait nulle part où aller. Tes yeux se sont embués. Pleurais-tu ? Ou était-ce de peur que ton menton tremblait ?
Il faisait froid. Nous t’avons invité à entrer. Tu t’es approché avec timidité. Tu nous dévisageais. Hagard. Tu n’as rien dit. D’un geste lent, tu as posé ta valise dans le couloir. Ce jour-là, tous tes gestes furent comme retenus. Sur un signe, tu t’es assis à la table, près du feu qui a rougi tes joues creusées par la fatigue. Nous t’avons apporté une assiette de soupe. Tu n’as pas bougé. Nous t’avons souri. Tu as mangé, doucement d’abord, puis goulûment.
Toute la scène s’est déroulée dans un profond silence. Nous comprendrons bientôt que ce n’était pas uniquement de la timidité de ta part. Tu ignorais tout de notre langue. Tu t’exprimais le plus souvent par gestes. Et, pensions-nous, tu devais être d’un naturel taiseux.
D’où venais-tu, lorsque tu es arrivé au village, sous cette pluie maudite qui annonçait l’hiver ? Que faisais-tu dans la vie avant d’entrer dans la nôtre ? Tu avais insisté pour gagner le pain que nous t’offrions. Tu avais fait comprendre que tu voulais travailler. Nous t’avons employé aux travaux des champs. Tu es resté. Tu logeais dans une soupente. Tu prenais tes repas seul. Tu étais agile de tes mains. Tu ne rechignais pas à la tâche. Tu rendais des tas de services dans la maison. Tu ne savais que faire pour te rendre utile.
Mais tu ne parlais pas. Tu demeurais muré dans ton silence. Parfois, nous pensions lire dans tes yeux des signes de reconnaissance.
Puis un matin, nous avons trouvé la porte de ta chambre ouverte. A l’intérieur, les quelques ustensiles dont tu avais l’usage étaient parfaitement rangés sur l’étagère que tu avais bricolée. Le lit, au cordeau. Tu avais laissé un dessin sur la table. Il représentait une silhouette, sur une route, un jour de pluie, la main tendue en direction de l’horizon.
Tu es parti. Sans un mot. Et nous n’avons jamais rien su de toi.

A propos de Serge Bonnery

Autodidacte, passionné de littérature en général et de poésie en particulier. J’ai publié trois récits (éditions de l’Amourier et éditions Le Temps qu’il Fait) ainsi que des textes dans des ouvrages collectifs et des revues. Je réalise parfois des livres d’artistes dans la compagnie de peintres et de photographes. Je pratique pour l’essentiel l’écriture de fragments. Ma participation aux ateliers de François Bon revêt un double enjeu : développer et améliorer mon écriture du fragment ; faire de l’écriture une pratique quotidienne. Mon blog : https://sergebonnery.com

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