Le chandail, il devient trop petit, il faudrait en recommencer un plus grand, Pas l’école, pas l’école, peur, Lui avec sa voiture il peut bien attendre, ou détricoter celui-là pour récupérer la laine, alors attendre le printemps, que les saints de glace soient passés, être sûr qu’il n’y aura plus de gelée matinale, le klaxon ça énerve les bêtes, après elles partent dans tous les sens, La baguette les effleurer seulement il disait le père, mais mieux pas, la voix elle suffit, Pas l’école, pas l’école, peur,
L’an prochain il ira à l’école déjà, il ne viendra plus avec nous aux vaches, ne m’aidera plus pour le beurre
Pas l’école, les pavés de la cour trop durs, ils font trébucher, saigner les genoux, le beurre, je sais maintenant, tourner la manivelle en bois, moi, moi, je peux le faire, encore un peu, ne pas rentrer, rester encore, marcher encore vers les prés, tourner encore, encore, encore
Le petit va partir, sa mère me l’a dit, ils ne viendront plus les week-ends, à cause du trajet, même en voiture c’est loin elle dit, parce que ce n’est pas le mien, pas mon petit, un qu’on m’aurait prêté, t’attache pas, dès le début il m’avait dit, t’attache pas, ce gosse-là il repartira, il avait raison, toujours il faut le rendre, à 11h30 il repart chez sa mère, est-ce qu’il a bon à manger au moins, chez nous il n’y a que du bon, tout vient de la ferme, après les bêtes il y a le potager, coincé entre la maison et la route, mais une bonne terre noire qui donne tant qu’on veut, tant qu’on s’en occupe je veux dire, parce qu’on ne regarde pas à la peine, son chandail il est trop petit, elle ne le voit pas sa mère ?, il est heureux ici, ça se voit sur son visage, sur ses joues aussi, moi je les garde pas mes bébés, ils me glissent entre les jambes, mal accrochés, tout cet amour au-dedans ça n’y change rien, ça retient pas assez
C’est sa sœur que j’aurais dû marier, malgré ses yeux qui louchent, écouter ma mère qui me l’avait dit, l’autre elle est trop fine, elle te fera que des ennuis, c’est une fille pour les riches, alors moi il me l’avait fallue. Pour ce que la beauté dure par chez nous. À vingt ans on croit tout connaître, ou être assez fort pour faire changer les choses, puis on s’use. Au début on a été heureux tout de même. C’est surtout son chagrin qui m’a éloigné. Ici on craint la contagion, c’est ancestral, depuis les grandes épidémies. Quand j’ouvrais les bras, c’est pour y pleurer qu’elle y venait. Des larmes à mouiller mon maillot de corps. Et je m’en voulais de ne pas pouvoir la consoler, lui donner ce qu’elle veut. Tu n’y peux rien, elle disait ma mère, ça vient d’elle. Alors à force j’ai gardé les bras fermés. Et on n’a pas eu un petit gars comme celui-là, à nous, qu’un jour on serait sûrs qu’il reprendra la ferme, les bêtes, avec les gestes qu’on lui aurait appris pour continuer. Je vois le sourire qu’elle a tout le temps qu’il reste chez nous. Et puis c’est l’heure et il doit rentrer. Elle replonge dans le gris et le silence. Elle tourne la manivelle en se tenant l’épaule qui lui lance. Faudrait… Peut-être que poser ma main… Mais quelque chose la retient. M’empêche. Peur qu’elle me repousse, peur que ça ne serve à rien. Faut toujours que ça serve. Mais servir à quoi finalement ? Avec les bêtes, c’est plus simple.
Il y avait ce mouillé de l’air comme des gouttes infimes en suspension et ce n’était pas irrespirable comme aujourd’hui. À cause du souffle des bêtes qui marchaient sans baisser la tête. Le jour se levait et il était trop pâle déjà à cette époque, mais on n’en parlait pas. Les bêtes n’avaient pas peur. Ceux qui marchaient à côté ou tout derrière croyaient les encadrer. Ils se trompaient. C’étaient elles qui les menaient vers le pré où la terre était grasse et gorgée de promesses. La baguette que tenait tantôt l’homme, tantôt la femme touchait rarement leur croupe. On aurait pu la croire inutile. L’enfant dans son gros chandail marine tricoté main avait un peu de mal à suivre à cause des bottes en caoutchouc à ses pieds. On achetait plusieurs pointures au-dessus pour qu’elles lui tiennent plus d’une année. On ne savait pas encore à quel point ces considérations ne pourraient plus être imaginées par les générations qui suivraient. Parce qu’il y en avait eu. L’humain s’adapte à tout, tant que les bêtes suivent. Pour l’enfant d’alors tout était simple, un jour ses pieds grandiraient et il tiendrait la baguette et il marcherait dans le souffle des bêtes. Parfois l’une d’elles se soulageait et l’odeur de ce chaud qui écrasait toutes les autres, celle de la peur de ceux qui marchaient surtout, lui faisait comme un cocon de réconfort.
Enfin il y eut la catastrophe et il fallut partir. L’enfant grand se souvint de cette autre marche quand il était enfant. Et parce qu’il se souvenait d’elle, plus que d’autres, il marcha en confiance. Il le racontera ainsi. Aux enfants il dira : désormais nous pouvions entendre leurs souffles qui répondaient aux nôtres, constituant une sorte de rumeur chaude et insolite qui remplissait l’espace à l’entour et ressemblait à un brouillard sonore, et cette rumeur nous soutenait dans notre folle progression jusqu’à nous faire frissonner. Non, nous n’avions pas peur d’eux, ils n’étaient pas ennemis, bien au contraire ils étaient de notre côté, et ils nous rassuraient avec leur odeur de suint et de cuir et de chair vivante, ils nous encourageaient à demeurer encore sur le fil mince et abrupt entre vie et survie, entre respiration et arrêt de la respiration. Et à cause de son récit, il fut décidé de garder les bêtes, celles qui avaient survécu.
Quand tout fut fini et que le Nouveau Monde fut en place, l’enfant était devenu vieux. Il lui aurait fallu une odeur de mouillé, d’humidité, de pré, de sous-bois, une odeur de vert qui ne roussit pas, une odeur qui perce les os, pour le corps revenir chez lui, dans le monde d’avant, une odeur de bois pourri, de neige aussi. La neige l’y aurait ramené. Elle n’existait plus. Le chaud assèche ses narines. Les odeurs ont disparu. Celle qui s’échappe des pulvérisations programmées à heures fixes a effacé toutes les pestilences actuelles. Elle change chaque mois. Celle de lavande lui brûle le nez. On ne peut pas lui échapper. Il ne peut même plus convoquer les autres. La lavande de ce mois écrase même ses souvenirs. Il a trouvé à la décharge des bottes en caoutchouc à sa taille. Il imagine sous son poids des mottes d’herbe qui lui déstabiliserait le corps, d’un déséquilibre léger. Les pieds dans les bottes avancent en confiance, terre meuble et odorante. Il la foule, y dépose ses empreintes et elle lui répond par un tremblement équivalent, action, réaction, une symbiose retrouvée. Comme dans la cabane en bois d’autrefois une fois le pré traversé le souffle chaud des bêtes. Avec elles respirer. De cela il put se souvenir. Il faudrait toujours s’en souvenir.
Le texte en italique est de Françoise Renaud.
Il m’a paru impossible de séparer les deux textes 11bis et 11ter, je les ai donc mis ensemble. Mais peut-être déciderai-je d’intégrer la 11ter quelque part dans le texte de la 11bis. Je verrai. La baguette, comme celle de l’écriture, la tenir dans la main et faire des choix. Parfois la voix ne suffit pas.
j’ai distingué le ter du bis dans ma lecture, mais bien sûr que tu nous tiens à la baguette et que c’est toi qui décide…
tout de même ma petite voix intérieure me demande qui parle, le sentiment d’une voix unique, peut être pour ça que tu as tout mis ensemble à la suite…
je viendrai relire plus tard…