Je suis allongé dans le noir. Je suis allongé et un autre je suis aussi allongé dans le noir. Nous pourrions être deux je, ce serait logique mais non, je suis seul et je suis allongé dans le noir. Le je à mes côtés qui suis aussi allongé dans le noir, c’est moi. C’est aussi moi. On pourrait dire que nous sommes deux je, mais il n’y a que moi, un seul moi. Et il fait noir.
Vous ne devez pas comprendre grand-chose à ce que j’écris. Avant d’aller plus loin, pourtant, il faut que je vous parle d’un détail. Ce n’est pas très important pour comprendre ce que je veux vous dire, cela aurait même tendance à compliquer encore la chose mais je tiens à la signaler. Ce que je veux vous dire, c’est que je ne suis pas très sûr d’être allongé dans le noir. Je suis sûr d’être allongé, mais je ne suis pas sûr d’être dans le noir. Quand on dit qu’on est allongé dans le noir, ce n’est pas la couleur qu’on désigne, sauf si on est effectivement allongé dans du goudron, de la mélasse, du charbon ou de la peinture noire, mais dans ce cas il est probable qu’on écrive qu’on est allongé dans le goudron, dans la mélasse, dans le charbon ou dans la peinture noire plutôt que d’écrire qu’on est allongé dans le noir. Ici, le noir n’est pas une couleur, c’est plus simplement une absence de lumière. Le noir n’est pas plus la couleur de l’absence de lumière que le blanc n’est la couleur de la lumière. La lumière n’est pas une couleur, elle est les couleurs. Je crois que j’aurais dû écrire, pour être plus juste, que j’étais allongé dans le blanc. Cela aurait été plus juste parce que je ne dormais pas. Je faisais une nuit blanche.
Quelqu’un qui étais je, donc, étais allongé dans le blanc à mes côtés. J’étais seul avec ces deux je. Ou plutôt, j’étais ces deux je et nous étions seuls. Le premier je, je le connais bien. C’est moi. Je veux dire que c’est le moi du quotidien, celui qui mange, qui écris, qui aime, qui déteste, qui râle, qui regarde la télé, qui lis, qui chante, qui a mal à la tête. Ce je là, c’est toujours moi. Sauf dans des cas très particuliers, quand je suis très en colère par exemple. Dans ce cas bien précis, un autre je viens remplacer le je initial. Un remplacement temporaire, quelques secondes, minutes tout au plus. Quand je dors aussi, je change de je. Quand je rêve, mon je initial doit dormir lui aussi et un autre je surgis du placard. Complètement allumé, il fait souvent n’importe quoi. Et puis il y a ce je allongé à côté de moi dans le blanc de ma nuit, c’est le je qui est allongé à côté de moi quand je ne dors pas et que je devrais. C’est le je de mes insomnies. Pour plus de commodités, ce je là, celui qui est allongé à mes côtés, je vais l’appeler tu. C’est d’autant plus facile pour la compréhension de ce que j’essaie de vous expliquer que le je qui écris en cet instant est bien le je initial et qu’en ce moment même, ce second je suis absent. Alors autant l’appeler tu.
Je suis allongé dans le blanc, donc, et tu es aussi allongé à mes côtés. C’est à ce moment-là que nous entendons une voix. Je ne sais pas d’où vient cette voix, je ne sais pas si c’est toi qui me parles ou si, au contraire, c’est moi qui te parle. Tu es quand même moi et il est difficile de savoir lequel des deux je parle et lequel écoute. Peut-être les deux en même temps, je n’ai jamais été très doué pour laisser parler ou pour écouter les autres. Ce je qui parle avec ma bouche me parle de moi. Je crois que c’est toi qui parles parce que la voix est sombre dans tes propos, que je trouve parfois cruels, injustes, excessifs, décalés. Comme si ce je avais fait un pas de côté vers l’ombre. Comme si, dans cette nuit blanche, tu avais englouti la lumière et l’avais digérée pour charger tes paroles du noir de tes pensées. Pas la couleur, l’absence de lumière. Des pensées sans lumière c’est exactement ça.
Tes paroles noires (pas la couleur, vous avez bien compris) me cisaillent l’esprit. L’esprit de ce je qui écoute est lacéré par les coups de couteau de noires pensées. C’est une agression, un pur acte de vandalisme. Mes quelques rares convictions sont déchiquetées, mes certitudes sont réduites en cendres, ma joie naturelle anesthésiée. Je ne dors pas et cet autre je en profite pour étaler son ombre. Dans cet espace blanc, mon intérieur est dévasté par le noir. Parfois, au petit matin, je m’autorise un répit et me rendors. Quelques minutes ou quelques heures, je me réveille ravagé. Un champ de ruines. Alors je me reconstruis à coup de cafés, noirs, j’arrange mon intérieur, un petit coup de peinture pour la journée. Pour la lumière et pour les couleurs. Jusqu’à ce que, la nuit suivante, je te retrouve allongé à côté de moi dans le blanc.
Je suis maintenant allongé à côté d’un autre corps. C’est un corps inerte. Pas mort, juste inerte. Je l’ai éteint et j’ai pris sa place dans le noir de la nuit blanche. J’entends une voix qui est ma voix, une voix qui me tutoie. Je me parle et je ne réponds pas. J’écris mon corps blanc dans le noir et mes idées noires s’affichent en blanc. J’écris la blancheur de mes nuits, seul, allongé dans le noir.

Photo de Mahshid Saberpour sur Unsplash
Merci pour ce beau texte et tout ces moi qui se réveillent avec la nuit.
« Tes paroles noires (pas la couleur, vous avez bien compris) me cisaillent l’esprit. » cisailler c’est un verbe qui tombe très juste dans ce combat de je à je sans couleurs, dans cette veille blanche à mots noirs
.. pas pu venir te lire avant ce 13 en noir et blanc et en technicolor de moi, de surmoi, de non moi et de…
merci à TOI!
Beau l’idée du blanc, le renversement et l’autre tout au long du texte. Merci, Jean-Luc.