Il n’y a rien à faire. Juste attendre. Attendre qu’il n’y ait plus rien à voir. Plus rien à regarder. Attendre qu’il n’y ait plus rien à entendre, plus rien à écouter. Attendre que plus rien ne se donne à voir, que plus rien ne se donne à entendre. Cela peut prendre quelques millionièmes de secondes, cela peut prendre des heures, des années. Cela peut prendre une vie.
Imaginer un corps allongé sur le dos dans le noir. On pourrait croire qu’il n’y a rien à voir. C’est troublant. Le corps tout entier, du plus profond de ses plus minuscules cellules jusqu’au moindre grain de peau, de toute la peau, est plongé dans le noir. Que les yeux soient grands ouverts ou les paupières abaissées, tout est noir. Pourtant on y voit encore. C’est troublant. On y voit des images qui défilent comme au cinéma sur l’écran noir qui subitement s’illumine. On y voit des images mémorielles où on peut reconnaitre untel et la couleur de son chapeau, des images qui semblent venir de nulle part, avec ses reliefs et ses couleurs, ses personnages inconnus, il y a des plans fixes et des travellings, des couchers de soleil et des paysages de pleine lune. Dans ce noir parfaitement noir on y distingue même des ombres et aussi des lumières, la flamme d’une bougie, le sourire de l’enfant. Le corps est immobile, ou pas, allongé sur le dos dans le noir. Laisser faire, laisser y voir, nul besoin des yeux, qu’ils soient ouverts, mi-clos ou fermés. C’est troublant. On ne sait pas qui voit, quoi, d’où et comment c’est possible. La peur envahit ou la curiosité éblouit. Parce qu’à un moment, on ne voit plus rien. On ne voit plus rien du tout, ni les images, ni l’écran, ni rien dedans et autour. Mais soudain, on entend.
Tu es dans le noir, allongée sur le dos, il n’y a rien à voir ni dehors, ni dedans, ni autour. Alors tu m’entends. Alors enfin tu m’entends. Il a fallu attendre que tu acceptes de plus rien y voir, de ne plus rien comprendre, que tu finisses par te perdre dans ce noir. Alors tu m’entends et tu ne bouges pas. Qu’attends-tu, là, immobile, dans le noir, sans plus rien à voir ? Qu’attends-tu de cet autre que toi que tu ne peux nommer sans tomber dans le piège des mots incertains, malhabiles, décalés, que tu ne pourrais pas même entrevoir si tes yeux osaient le mi-clos ? Qu’attends-tu de ce possible toi qui serait un autre, pourquoi pas, et que tu entends si clairement, si distinctement ?
Plongée dans le noir, sur le dos, le corps endormi, naturellement morphiné à l’opium du sommeil de la chair, tu es pleinement éveillée, totalement réveillée, dans toute ton entièreté à l’écoute. A l’écoute de qui, de quoi ? Laisse faire, laisser aller, laisse ce son par ma voix de ton monde intérieur qui n’est autre que l’autre face du monde qu’on croit extérieur, te pénétrer, faire un avec ce grand tout. Ce grand tout qui n’est rien, rien d’autre qu’avant de naître, et qui était déjà, et qui sera même après la mort. Avant ta naissance et après ta mort.
Je suis étendue sur le dos dans le noir d’une chambre aux murs blancs et au plafond bleu comme un ciel d’été. La fenêtre est ouverte sur le monde du dehors, il fait nuit noire, une nuit sans lune, sans étoile, sans rien ni personne à qui à quoi m’accrocher comme pour sentir que j’existe, là, tout de suite, ici, maintenant, et hier, et avant-hier aussi. Je ne sais plus comment j’existe quand j’ai les yeux ouverts, en plein jour. Suis-je un personnage de l’écran de cinéma même quand la lumière revient déjà Et le film est terminé. ** Suis-je cette autre qui me parle quand je suis dans le noir sur mes draps blancs ? Ou les deux ? Ou rien ni personne, une illusion ?
Je ne sais pas, je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus où je suis. Je ne vois plus rien, je n’entends plus rien. Je ne suis plus là. Pourtant JE SUIS.
Au commencement, il y a le noir ou le blanc, qu’importe, puisque c’est un espace vide sans forme et plein de silence. Après, le verbe est arrivé. Quel Verbe ? Être comme Je suis, un Je suis d’un début qui n’en est pas un et d’une fin qui n’en sera jamais une.
*Formule du mathématicien Euclide, en latin quod erat demonstrandum puis CQFD
**La dernière séance – Paroles Claude Moine / Pierre Papadiamandis

Calligraphie Taka Uchiyama – Vivre au jour le jour – 2003