#Boost #14 | ce qui reste de lueur

Les nuages semblent immobiles. Ils glissent tellement lentement qu’ils paraissent rester sur place. Je distingue leurs formes jusqu’à ce qu’ils se délitent, amollis, changeants, blanchis, estompés, confine à la transparence si on plisse les yeux, ils s’infiltrent dans la fente et font une douceur ouatée sur la pupille, œil replié comme une aile aspire toute la texture du nuage, s’habille du mouvement lent, d’un même battement de cil soupire et reflue la lumière, transfusée dans la masse d’apparence épaisse. Il y a un léger trouble, un tremblement, une dispersion du halo clair à travers le vaste du ciel. Le cou en extension, la tête suit le mouvement de l’œil, ménage les cervicales, la courbure légère vers la droite, visage penché du côté de la ligne d’horizon par où partent les nuages, par où un éclat passe et se faufile un trait bref, mal défini, un peu trop flou sur la ligne saillante et verte, ombragée par endroits. La lumière rase le champ, ses hampes velues, hautes graminées grenues et prêtes à l’explosion. Elles ne tombent pas mais donnent l’impression d’une chute, lourdes de leur propre poids, dans l’or faiblissant du soleil. Comme leur dos fluide, mon dos solide, arqué, les orteils agrippés à la terre sèche et raide, corps planté en pleine terre, jambes ayant foré jusqu’à la nappe phréatique ou encore l’impression d’un flux qui remonte dans les veines, d’une pulsation qui maintient droit et pourtant quelques chose se défile et se courbe à l’intérieur. Et pourtant le poil se hérisse sur le bras où les pores s’activent et s’ouvrent à l’air tiède du soir, chancelant dans son invisibilité, impossible à attraper, tout comme les minutes qui défilent sans qu’on s’en aperçoive. Le temps suspendu à mes lèvres qui aspirent encore un peu du jour, de la respiration de la prairie, du bruissement des insectes et en fond les raclements de moteurs puisque la route est tout près. Et encore des éclats de voix au loin qui arrachent quelque chose à la quiétude, une rupture qui ramène au réel tandis que la main vacille, doigts tombés, inutiles, cherchant à toucher sans saisir pourtant.
Une mouche se pose sur la cuisse, reste dans l’inertie de l’instant sans que la jambe bouge, je sens tous les quadriceps se contracter, réaction imperceptible à l’œil nu, se rétractent et s’allongent comme pour chasser l’intruse mais la main ne se déplace pas, le corps n’avance ni ne recule, aucun geste de perturbe le moment et la mouche finit par s’envoler de toute façon. Alors les muscles se détendent un peu, reprennent leur anatomie initiale, semi-repos des fibres, en alerte mais souples. Le regard qui était descendu vers l’insecte a repris son activité hypnotique d’immersion dans le vague intense de la lumière qui s’atténue encore, l’écho tarde dans les ombres, celui de la nuit qui vient. On ne s’en rend pas encore vraiment compte, les constellations fleuries scintillent encore dans un vert plus sombre et la fraîcheur tarde, elle ne sera là que lorsque tout sera plongé dans le noir. Dans l’immédiat indécis et frissonnant, l’opacité gagne et l’apparence des choses tangue entre clarté encore suffisante et obscurité franche. Il me semble flotter, sans déplacement, dans le trébuchement de l’heure incertaine. La peau se laisse caresser par le chavirement lent vers le crépuscule. Demi teinte par demi teinte, le paysage s’absente peu à peu et coule au fond de l’orbite. Il n’est pas encore temps de se détourner. J’entonne un champ comme un salut depuis ma poitrine, sans ouvrir la bouche mais les bronches amples, et depuis le ventre faire entrer ce qui reste de lueur.

A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique, ceux qui m'aiment (Tarmac), d'un recueil de nouvelles, Faims (Christophe Chomant) et d'un récit poétique et choral, peggy m. aux éditions la place. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...