RECTO
À l’adresse qu’on m’avait indiquée, il y avait un écrivain public. Le bureau en rez-de-chaussée donnait sur une des places de ce gros village. J’en avais traversé trois depuis l’arrêt où le chauffeur de car m’avait conseillé de descendre. La première pouvait à peine porter ce nom, on eût dit plutôt que les maisons s’étaient soudain écartées dans une même rue pour respirer plus à l’aise. Les volets, de couleurs vives autrefois, étaient passés par les hivers impitoyables. Il y avait une halle couverte sur la deuxième place, où des marchés traditionnels devaient avoir lieu une ou deux fois la semaine, mais quand je la longeais en tâchant de profiter de l’ombre d’après-midi, une vente d’un tout autre type s’y déroulait. On avait entreposé là des meubles et des bibelots anciens, à la manière d’une brocante, mais personne n’y déambulait. De gros canapés, des fauteuils à oreilles en velours râpé, des chaises de pailles et des tables hautes, basses, rondes ou ovales étaient occupés par une petite assemblée silencieuse tandis qu’au milieu de la halle une violoncelliste jouait comme pour elle seule. La troisième place était déserte et sans ombre aucune. Le gros débit d’une fontaine sise en son milieu donnait l’illusion d’une fraîcheur, démentie par un grand chat noir étendu en plein soleil et de petits lézards immobiles indifférents aux bruits qui éclaboussaient les façades claires. Ce récit est anormal : je n’ai d’ordinaire aucune mémoire. Mais de nombreux détails me sont revenus en rêve au fil des mois qui ont suivi le moment.
VERSO
Une fois franchies les trois marches du perron, on arrivait dans un étroit vestibule terminé en escalier vers les étages. Le cabinet se trouvait à main gauche et à droite, une petite salle d’attente où j’hésitai un instant à prendre place. Je ne m’attendais pas à y trouver qui que ce soit. C’est alors que je m’aperçus que je m’étais attendu à quelque chose, alors que j’avais cru entreprendre ce périple le plus naïvement du monde. J’y restai presque une heure et demie avant d’être reçu. Au début, en voyant les gens qui étaient là avant moi entrer les uns après les autres dans le cabinet, j’éprouvais un profond agacement. J’avais fait, moi, un long voyage pour arriver jusque-là, or il semblait évident que les autres, soit touristes, soit autochtones, résidant sur place, aurait dû me laisser la préséance. Les gens parlaient à voix basse et, la fatigue aidant, je me trouvai à penser que j’étais le sujet de ces messes basses. Il faisait par ailleurs extrêmement chaud, le soleil donnait à plein par les hautes fenêtres et le sol craqua affreusement quand je déplaçais ma chaise pour un coin moins exposé. Il y avait là un tout jeune homme d’une douzaine d’années, accompagné par ses parents. Je me réjouis de le voir fort sage, après un trajet en train pénible en compagnie d’une meute d’enfants en partance pour la colonie. À bien l’observer, je compris qu’il s’agissait d’autre chose : il était spectaculairement concentré et quand on vint enfin les chercher, il poussa un petit cri de joie, comme d’un oiseau et sa mère s’excusa en disant que c’était son cadeau d’anniversaire. J’avais moi aussi reçu mon billet en cadeau et je fus un long temps froissé qu’une aussi jeune personne puisse être gratifiée du même présent. Le peu que j’en savais me donnait à penser que c’était tout à fait déplacé, mais il entrait là avec ses parents qui saurait probablement borner la proposition, ou tout au moins exiger des assurances. À mesure que l’attente se prolongeait, je devenais mieux conscient du bruit de l’eau au-dehors et dès lors, elle s’adoucit. J’ai dû dormir quelques minutes, car en ouvrant les yeux, les visages avaient changé autour de moi. Un seul restait familier et il fut immédiatement appelé par un s’il vous plaît clairement adressé depuis l’embrasure de la porte. Il se leva promptement et disparut presque une demi-heure avant de ressortir d’un pas pressé sans prendre la peine de nous saluer. Je n’avais toujours pas vu l’hôte, mais, à la voix, je savais déjà que c’était une femme et qu’elle fumait. Rien ne me garantissait dans l’invitation que j’avais reçue de rencontrer la maîtresse d’œuvre. Si ses travaux jouissaient d’une certaine réputation, je n’avais rien trouvé de probant sur son apparence et je crus tout d’abord qu’elle accueillait elle-même dans ce bureau, et que comme ceux qui m’avaient précédé, j’allais bénéficier d’environ trente minutes de tête-à-tête dès qu’elle m’aurait prié d’entrer. J’en étais là dans mes calculs, espérant qu’en raison de mon âge et de mon profil, je l’intéresserais davantage que le gamin et que mon temps en serait rallongé, quand elle passa la tête par l’embrasure de la porte et me fit signe de la suivre. C’était une petite femme râblée et terriblement énergique. Elle me fit asseoir d’un geste et prit place dans un grand fauteuil à roulettes. Le long bureau qui nous séparait n’avait pas plus de poésie et, entièrement vide sauf pour un stylo bille, il me parut tout à fait déplacé. Là encore, je m’étais attendu à autre chose, à quelque chose d’ancien, de nervuré, de presque vivant, sa table de travail… J’en étais pour mes frais. La déception cause toujours chez moi un léger dégoût, une fatigue qui s’additionnait à celle du voyage effectué dans la précipitation, puisque l’invitation n’était valable qu’un jour. Le coût du billet de train avait grevé mon budget et je regrettais par avance le séjour à Porto qu’il m’aurait sinon permis… D’un ton peu amène, elle me demanda si quelque chose n’allait pas. Eh bien… Elle venait de chausser des lunettes qui, combinées à l’ensemble de ce décor ergonomique lui donnait un air de médecin. Tout à trac, elle me demanda si j’avais des allergies. La question comme sa gravité me prirent complètement au dépourvu. Je bafouillais : alimentaires ? Elle haussa les sourcils et me lança un regard perplexe par-dessus ses montures, avant de préciser : cutanées ou respiratoires ? Je grattais mon sourcil gauche en quête d’une bonne réponse, ce geste a le don d’exaspérer mon entourage. Je dis que non, bien que ce ne fut pas tout à fait exact et je me mis à redouter qu’elle me fît me dévêtir pour m’examiner plus à loisir. Un silence s’installa, au cours duquel elle me considéra longuement. Je finis par demander si je devais me dévêtir. Elle toussa, à moins qu’elle n’ait réprimé un rire. Elle m’assura que cela ne serait pas nécessaire. Elle me regarda d’un œil neuf. Aux éclats de la fontaine se joignaient les petits coups de sable d’une pendule moderne posée sur une étagère en contreplaqué. Je tentais à nouveau de rompre le silence qui me pesait en sortant de mon sac mon invitation, que je posai sur le bureau. Elle m’interrogea du regard, ostensiblement intriguée. Je précisai que c’était mon invitation pour la séquence. Elle formula une série de oui, allant presque jusqu’à les chantonner, et enfin elle me demanda ce que je voulais qu’elle en fasse : puisque j’étais là, il était évident que j’en avais une. Elle tenait à préciser, pour que tout soit bien clair entre nous que cela ne tenait pas lieu de paiement. Ma confusion était à son comble et je m’enquis à l’emporte-pièce, de savoir si elle acceptait la carte bleue. Après un temps de réflexion, elle dit assez nettement : pas en deçà d’une certaine somme. Mais nous verrions cela à l’issue de la consultation. À ce mot, je crus à un malentendu, mais déjà elle enchaînait sur la question de mes préférences. Là encore, je tentai de rabattre la question sur le champ alimentaire, mais elle soupira, exigeant un peu plus de sérieux. Je me ressaisis tout à fait en lui demandant si elle voulait bien parler de préférences sexuelles. Après tout, j’en avais vu d’autres que ce petit bout de femme intransigeant. Non, me dit-elle, mais semble que vous le vouliez. Puis elle sourit en ajoutant : vocales, les préférences. Homme ? Femme ? Je dis : femme. Intérieur ? Extérieur ? J’hésitais. Elle conclut : ce sera les deux. Elle sortit d’un tiroir un bloc d’ordonnances dont elle biffa l’en-tête avant d’écrire une adresse en majuscules soignées. Relevant la tête d’un coup, elle exigea le paiement pour me donner le papier qu’elle avait plié en quatre. Devant mon hésitation, elle me désigna un petit cadre posé à l’extrémité du bureau sur lequel était écrit : un euro à chaque fois. Je ne l’avais pas vu. Personne ne le voit, dit-elle en écho à mon étonnement. Je dus faire le fond de mes poches pour arriver à la somme en petite monnaie. Elle fit main basse comme un croupier et glissa le carré de papier dans ma direction. Avant d’en ôter les doigts, elle me regarda dans le blanc des yeux et ajouta que je ne devais pas revenir. Les objections se bousculaient dans ma tête, mais je pris une bonne inspiration et posai mon doigt sur l’invitation. Je ne voulais pas sortir sans en avoir le cœur net : C’est bien vous ? demandai-je en pointant le nom imprimé en gras. Cette fois-ci, elle rit franchement : Pas du tout.
Magnifique et surprenant…
Déjà un roman
Merci, chère Françoise. Je raccroche effectivement ce wagon d’été à un travail bien avancé. Pourras-tu participer à cet atelier ?
Tellement drôle ! Très abouti. Un grand plaisir à lire cette visite.
Merci Louise ! J’aime bien écrire drôle. Au plaisir de vous lire.
Oui, aussi drôle que kafkaïen. Entre rêve et réalité (fatigue, sommeil), il semble arriver au personnage à la fois ce à quoi il ne s’attend pas, et qu’il ne pense, ne désire, pas moins. Et puis cette vraie fausse transaction, et cet enfant sage et concentré, une façon de donner le change avec ce qu’on voudrait comme un jeu d’enfant sérieux ? — Un beau début de récit public.
Merci cher Will de ta visite qui me confirme dans ma trace. Je m’appuie sur l’atelier pour développer Cinq Séquences, un recueil de nouvelles conniventes ou concertantes. Un série de jeux pour grands enfants sérieux, en effet. Et oui, des jeux sur la véritable nature du désir.