#rectoverso #01 | Pas normal

RECTO

Lundi. On a donné à l’Ehpad un nom de ministre barbu. Après le parking et le laurier, la rampe et l’escalier, impérativement se laver les mains, dit l’affichette. 0852 : la seconde porte s’ouvre. Murmures de vaisselle et de chaussons en plastique, odeurs de javel et de couches; des employées blanches et roses s’affairent dans la salle à manger derrière la vitre, sous les yeux d’une rangée d’hébergées dépendantes. Parmi elles, la bossue. Toujours là, inclinée, parfois plissée dans le sofa ou en paquet devant l’écran, du petit matin aux lueurs de la nuit, son oeil sans émotion mais concerné, presque las, presque vif, connaisseur du temps et de ses manières, s’assoit sur ce qui surgit dans le hall. 

Samedi. La queue au guichet du CIC traverse le boulevard Longchamp dans sa largeur. Fin de journée, brouhaha musical, corps luisants à la fête. La chaleur, la poussière, la lumière déclinante transforment l’atmosphère en brouillard dense qu’on avale à chaque inspiration, qui floute les silhouettes, qui abime les mouvements. Aux pieds de la file indienne, devant une porte cochère, deux corps aplatis occupent la moitié du trottoir. Endormies ou assommées, piétinées par le soleil, entourées d’objets jetés là avec elles, duvets, sacs plastiques, restes de nourriture, les deux masses ont pris la couleur du bitume.  

Lundi. À l’approche de la gare de Nîmes, le train s’arrête encore. Les rails surplombent une rue déserte, minérale, un homme surgit de croq’pizza trois cartons à la main, enfourche une moto, file entre les immeubles volets clos. Pas un nuage. Sur une étroite bande caillouteuse jouxtant les rails, entre un pylône et une machine signalétique, deux chaises d’aluminium font face à la rame. Côtes à côtes, un peu inclinées, intimes, elles semblent partager tout bas des remarques au sujet des passagers derrière la vitre, ahuris, impatients, aspergés de climatisation poisseuse.

VERSO

Dimanche. Au premier étage de la Clinique de la Pinède, dans le couloir desservant les chambres 301 à 323, le personnel, débordé, s’immobilise bouche bée face à la femme en chemise grise: « je vais pas rester là sans rien dire, c’est pas normal ». Large gorge, pieds enflés, elle s’enracine et rosit à mesure que le ton monte : « c’est pas autre chose que de la maltraitance » À côté d’elle, son fils peut-être, la cinquantaine maladroite, acquiesce de toute sa hauteur, sous sa casquette, en naviguant autour des aides soignantes. L’infirmier en chef, petite trentaine, digne, barbe blonde taillée de près, fait face aux cris : « je vous assure que nous faisons tout ce que nous / stop! non, pas cette phrase / écoutez Madame, votre mari est / il n’a pas mangé et pas bu depuis hier soir, c’est normal ça? ». Un homme sort de la 312 en fauteuil roulant. Une aide soignante fatiguée se détache du groupe, lui montre les bouteilles de sirops alignées sur la desserte : « grenadine, menthe ou citron? » La femme en chemise grise s’approche de l’infirmier : « répondez-moi, bordel, c’est normal, ça? » L’homme en fauteuil roulant tranche : « rien ». L’aide-soignante semble déçue et, sur un ton qui se veut enjoué : « alors ce sera un sirop à rien pour Monsieur.»  Elle attend qu’il rie, sans succès, insiste : « il n’y a pas longtemps, j’étais avec mon neveu dans un bar, et il a dit au serveur qu’il ne voulait rien, alors… » Un cri déchire le couloir : « je vous dis qu’il n’arrive pas à attraper la nourriture tellement il tremble, vous êtes sourd ou quoi? Je vais me plaindre, c’est pas normal »

A propos de Lisa DIEZ

Artiste-joueuse polyvalente. Valises posées depuis 6 ans dans les arts en espace public : performeuse, metteuse en scène, dramaturge. Passages par la peinture, le documentaire, la photo, détours fréquents par le dessin… Et l’écriture, soutien fidèle de ces traversées. Site : alasource.org · Instagram : docteure_vitale

Une réponse à “#rectoverso #01 | Pas normal”

  1. Très forts ces portraits : … »la bossue. Toujours là, inclinée, parfois plissée dans le sofa ou en paquet devant l’écran »… « les deux masses ont pris la couleur du bitume »… les deux occupantes des chaises d’aluminium, le livreur de pizzas…